Îles flottantes

Siri Ranva Hjelm Jacobsen et Virginie DeChamplain font reprendre racines à leurs narratrices, entre psychogéographie et filiations.

 » Esti que c’est loin. Je l’ai au plus profond, la Gaspésie. Du cul ou du coeur, c’est difficile à dire« , confesse V., la narratrice des Falaises, alors même qu’elle se rend depuis Montréal jusqu’à Rivière-du-Loup, afin d’enterrer sa mère découverte noyée dans le Saint-Laurent. Elle a beau être née dans cette crique, il y a dans cette terre semi-détachée quelque chose qui la bouscule. C’est un sentiment d’étrangeté familière que partage celle qui guide la narration d’ Île quand sa omma Marita vient à s’éteindre à Copenhague et qu’elle, sa mère et La Tarentule (son père, d’origine danoise) décident d’aller rendre visite à leurs proches dans l’archipel des Féroé.

Ces deux jeunes femmes, à des carrefours de vie, sont littéralement déboussolées: la première a  » l’automne à l’envers » et bien du mal à pleurer celle qui les a enfantées, elle et sa soeur Ana, mais n’a jamais cessé de chercher la tangente, de  » trouver le chaos ailleurs« . V. se protège derrière une langue qui crisse autant qu’elle ne produit des images douces qui ne cessent de fondre à même la peau. La seconde fait partie de la troisième génération de Féroïens, celle dont le sentiment d’appartenance est ballotté entre le continent où une partie des siens a migré et les îles où l’on revendique une identité en autarcie. Incapable de prononcer son propre nom, elle cherche à se persuader que  » là où on se sent chez soi, ça n’a pas nécessairement de rapport avec la géographie« , avant de se rendre compte que chacun est fait de bien plus de strates.

Îles flottantes

Au rythme de fragments en calendrier pour Les Falaises, d’un récit alterné entre ici et jadis pour Île, il leur faudra recoudre leur coeur en crumble,  » troquer [leur] coquille qui ressentait rien contre une fenêtre qui chante« , apprivoiser leurs fantômes. Par-delà la mélancolie, V. dénichera, dans le journal de sa grand-mère islandaise qu’elle n’a pas connue, un instinct de vie en germe qu’il lui faudra cultiver d’abord ailleurs que chez elle. Dans Île, l’héroïne mettra en balance les expériences d’exil de Marita, son aïeule audacieuse et lumineuse malgré les secrets qu’elle a laissés dans le fjord natal et de Fritz, le papé, l’âme flottante toujours tournée vers ses îles.

Quiconque déciderait de caboter dans les eaux âpres mais poétiques de ces premiers romans -où à chaque génération, les femmes traversent une dérive géographique ou symbolique avant de tenter de retrouver l’équilibre, où les mythes (qu’ils soient nordiques, homériques ou laissent apparaître, animistes, un museau de renard chez une personne aimée) viennent éclairer les creux -y trouverait au bout du compte un ancrage durable. Ne secouez pas de tels lecteurs: ils sont probablement pleins de larmes.

Île

De Siri Ranva Hjelm Jacobsen, éditions Grasset, traduit du danois par Andreas Saint Bonnet, 240 pages.

8

Les Falaises

De Virginie DeChamplain, éditions La Peuplade, 224 pages.

8

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