ESPACE MODULABLE, BERCEAU DE L’ACID HOUSE ET DU MOUVEMENT MADCHESTER, L’HAÇIENDA FUT AUSSI UN GOUFFRE FINANCIER POUR NEW ORDER, UN INCROYABLE LIEU DE DÉBAUCHE ET LA PLAINE DE JEUX DES GANGS MANCUNIENS.

« Nous avons un jour calculé qu’entre l’inauguration du club en 1982 et sa fermeture en 1997, chaque client qui passait la porte nous coûtait dix livres » , raconte Peter Hook, le bassiste de Joy Division et de New Order, dans l’avant-propos de L’Haçienda, La Meilleure façon de couler un club(1).  » Nous voulions davantage écrire l’histoire que faire du chiffre mais si un jour, je me retrouve à sec, j’irai me balader dans les rues de Manchester pour demander à tout le monde de me rendre mes dix pounds. »

340 000 livres contre les 70 000 initialement prévues… C’est peu dire que l’Haçienda, où les frères Gallagher ont paraît-il balayé avant de marcher sur le monde de la pop avec Oasis, a dès le départ coûté un pont. Flash-back. Début des années 80, New Order donne ses premières tournées aux Etats-Unis et fréquente des clubs new-yorkais comme le Danceteria, le Hurra et le Peppermint Lounge. Impressionnés, Tony Wilson, le boss du label Factory, et Rob Gretton, manager de New Order (et auparavant de Joy Division), décident de lancer leur propre club au pays. Les soirées Factory marchent bien. Et Gretton insiste sur le fait que si Manchester prend soin d’eux, il faut lui rendre la pareille. Le comportement des Beatles, trouver le succès et partir à Londres claquer son fric, très peu pour lui…

Wilson et Gretton embarquent New Order dans l’aventure et jettent leur dévolu sur l’International Marine Centre. Un entrepôt pour bateaux. Gigantesque espace ouvert dont ils reprennent le bail. Refusant d’acheter le bâtiment… La première erreur d’une compilation de conneries auxquelles les lieux résisteront tout de même pendant 15 ans.

 » Voyage à travers un paysage industriel rehaussé par le théâtre et la technologie » (les deux écrans vidéos sont aussi importants que les bars) selon son concepteur Ben Kelly, l’Haçienda, lumineuse, spacieuse et glaciale, est inaugurée le 21 mai 1982 avec un concert d’ESG à la clé. La peinture est encore fraîche. Des planches jonchent le sol. Mais le gros problème du club, c’est son son. L’acoustique est dégueulasse. Et seuls deux des 20 haut-parleurs de la sono dernier cri à 30 000 livres fonctionnent. Les 18 autres ayant sauté d’emblée.

En même temps, les gardiens du temple ne feront pendant son existence que jeter leur argent par les fenêtres.  » Comme un homme à dix bras« , avait coutume de dire Bernard Sumner.

Tenue correcte non exigée

Contrat foireux avec le brasseur en échange d’un emprunt, personnel et groupes un peu trop bien payés, lubie des patrons d’ouvrir 7 jours sur 7… L’Haçienda rame. D’autant que les visiteurs se font rares. Le programmateur Mike Pickering est un ami de Gretton. Supporters de Manchester City, ils se sont rencontrés ados en se faisant pourchasser par des fans de Nottingham Forrest lors d’un match en déplacement. Pickering a l’ouïe fine. Tellement fine qu’il programme tous les groupes six mois trop tôt… En avance sur son temps, la mode, la musique et son public.

Puis quand elle organise des concerts secrets de groupes à succès comme The Teardrop Explodes, l’Haçienda relaie tellement peu l’information qu’elle attire huit perdus… Le club perd en moyenne 10 000 livres par mois. Une grande partie du bâtiment reste pourtant inoccupée. Certains comme les Stone Roses, les Doves et les Happy Mondays s’y rendront un temps pour répéter mais le seul commerce prêt à s’y installer n’est autre qu’un bordel. Too much pour Tony et même pour New Order.

Entre le vol de matos (ils coinceront notamment un de leurs éclairagistes possédant désormais sa propre entreprise de location), le fric qui part en fumée au sens propre du terme (après un feu d’artifice dans le club) et l’argent volé dans un classeur à tiroir où il est stocké parce que le personnel n’arrive pas à se souvenir du code du coffre-fort (l’assurance refusera d’intervenir puisque le pognon n’était pas en sécurité), l’Haçienda rencontre de tout temps des problèmes de blé. Le plus souvent solutionnés (emplâtres sur des oreilles de bois) par le fric de New Order.

C’est malgré tout dans ses murs que les Happy Mondays donnent le deuxième concert de leur existence. Ils ont beau terminer derniers de la Battle of the bands, le bassiste Paul Ryder est le facteur de Peter Hook et glisser des cassettes dans sa boîte aux lettres finira par payer. Si Smiths, Cramps et autres Orange Juice figurent à la programmation, Pickering lance en 1984 les célèbres soirées Nude du vendredi en même temps que sa carrière de DJ. Jazz, salsa, pop, hip hop, motown, électro… Le mélange musical est éclectique. Les scallys, working class adeptes de streetwear, remplacent les coiffeurs et les gothiques. Tenue correcte non exigée et interdiction formelle de micro dans la cabine du DJ.

Pendant les premières années du club, le Disc-Jockey ne voit pas le public de sa cabine mais lorsqu’il déménage au balcon, l’Haçienda préfigure l’ère des DJ superstars. En 1986, elle trouve sa voie. Nude s’aventure sur les terres de la house tandis que le Temperance Club jette les bases du phénomène Madchester. Dans son livre Electrochoc, Laurent Garnier, qui travaillera plus tard au club comme DJ (les soirées Zumbar), se souvient d’un soir de pluie ordinaire de 1987. Celui où il découvre, à l’Haçienda, Love can’t turn around de Farley Jack Master Funk et en même temps la house music.  » C’est comme un coup de poing dans le bide (…). Je reste planté là, sous le choc. Je me répète en boucle: « C’est quoi ce truc? C’est infernal. ». »

En 1988, quelques semaines après que l’Haçienda découvre l’ecsta, toutes les soirées commencent à faire carton plein. C’est grâce à cette substance, selon Tony Wilson, que les Blancs se mettent à danser. La révolution rave est en marche et l’acoustique du club devient parfaite. Les fenêtres vibrent au son des basses.  » Douze fichues fenêtres toutes tremblantes tel un fervent mollah nous enjoignant à la prière« , décrit Hook dans son bouquin. L’Acid House et l’Haçienda sont faits pour s’entendre.  » La Middle Class blanche arriva en masse dans ces soirées house et cette déferlante marqua la fin des soirées dominées par une clientèle black, avec ses danses et ses codes, déclare encore Garnier. (…) Le public gavé d’ecsta se contentait de danser les bras en l’air en hurlant à la mort. »

Certains défauts de l’Haçienda font aussi partie de ses charmes. Comme l’oubli d’installer une zone VIP.

On peut donc y squéter une pinte à côté de Shaun Ryder. Y esquisser quelques pas de danse auprès de Ian Brown. Nombreux groupes de rock assimilent l’acid house à l’époque. Ils se mettent à mêler rock et dance music. Et les fans d’indie se décident enfin à danser.

Ouverte d’esprit, refusant le snobisme, l’Haçienda, en cette ère « raveuse », devient une destination de vacances pour les clubbers du monde entier. Selon Hook, Wilson  » adorait les scallies qui gravaient leurs initiales sur les tabourets Morrison et brûlaient les canapés Jasper Conran avec leurs mégots de cigarette. Il aimait l’idée qu’on puisse détruire des £uvres d’art.  »

Gratuit pour les sans-abri

On fait la file devant le club (enfin racheté) mais ce sont les dealers qui amassent le fric. Drogues, argent, gangs, armes à feu… En 1990, « l’Haçienda est un lieu agressif, populaire et dangereux… Mais aussi arty et intello. Nous étions tellement désireux d’accueillir toutes les classes sociales de Manchester que nous offrions une fois par mois l’entrée, la nourriture et les boissons gratuites aux sans-abri. »

Coincée entre les flics (particulièrement après la mort en 89 d’une jeune fille suite à la prise d’ecstasy) et les gangs, l’Haçienda se niche dans la house, cartonne avec ses sauvages et gay soirées Flesh. Mais Manchester devient branché. Des clubs ouvrent aux quatre coins de la ville. Et quand Factory coule, le temple ne peut plus compter sur le label pour le renflouer. Les gangs s’endurcissent. La violence se propage. Et l’Haçienda qui a raté la trance et rejeté la drum’n’bass est peu appropriée au trip hop. La culture change. On sort dans les bars. Et la situation financière devient insurmontable. Les livraisons de bières cessent. Malins, les candidats repreneurs fuient. L’Haçienda tire sa révérence le 28 juin 1997. Revendue en pleine crise immobilière… et depuis convertie en immeuble à appartements. Une réaffectation qui n’est pas pour déplaire complètement à Hook:  » S’il était resté un club, j’aurais eu l’impression que ma copine sortait avec quelqu’un d’autre. » l

(1) L’HAÇIENDA, LA MEILLEURE FAÇON DE COULER UN CLUB, DE PETER HOOK, ÉDITIONS LE MOT ET LE RESTE, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR JEAN-FRANÇOIS CARO. A PARAÎTRE LE 16/08. ****

TEXTE JULIEN BROQUET

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