TRANSCENDÉ PAR WILCO -EN CONCERT À L’AB-, L’AMERICANA INCARNE LES RACINES NORD-AMÉRICAINES, BLUES, FOLK, COUNTRY OU MÊME ROCK’N’ROLL. LE SUCCÈS PLANÉTAIRE DE CETTE CATÉGORIE ÉLASTIQUE, FORME PLAUSIBLE DE RÉSISTANCE À LA MONDIALISATION, N’ÉPOUSE PAS FORCÉMENT UN FANTASME PASSÉISTE. REVUE DES TROUPES.

Wilco, son blues des villes et son punk des champs de coton. Fallait penser à synthétiser ce mélange de pastoral beurré et de mouise urbaine, étiré en longs cordons électriques, parfois frappé de dissonances jazzy ou de remugles électroniques. Affublé d’une foule d’épithètes -alternative rock, alternative country, experimental rock-, ce groupe de Chicago colle depuis sa formation, en 1994, à un mouvement aux contours flous baptisé « americana ». Tout en mangeant les idiomes folk, blues, country et rock par la racine, Wilco n’a eu de cesse de les moderniser, créant son propre vitrificateur sur les vieilles planches de l’Amérique boisée. Sous la houlette du leader Jeff Tweedy (1967), durablement impressionné par Neil Young, The Band et les vieux 78 tours joués dans la maison familiale. On peut mettre le reste de la bizarrerie originale de Wilco sur les migraines -épouvantables- qui rendirent la vie de Tweedy proche de l’insupportable, comme si sa musique était la transposition sensorielle de ses propres désordres neurologiques combattus à haute dose d’antidouleurs. L’americana, c’est d’abord la mémoire de l’Amérique.

Cul-de-sac orgiaque

Sur la pochette de leur premier album collectif, Crosby, Stills, Nash & Young, posent avec leur section rythmique, dans une photo sépia échappée de la Guerre de Sécession. David Crosby, moustache patriarcale et cartouchière, tient un fusil Spencer ou Alamo, le regard plein de défi. Décrypté par un sociologue des médias (…), cela donnerait:  » Groupement de hors-la-loi venant régler ses comptes à la société des bien-pensants décadents. » Quand l’album paraît au printemps 1970, le rock se vautre, de fait, dans les drogues et le psychédélisme: 7 mois auparavant, Woodstock et son gigantesque embouteillage de corps défoncés incarne la fin du rêve hippie dégueulé en overdose de mauvais trips. Le concert cauchemardesque des Stones à Altamont fin 1969, plus les liens de la bande à Manson aux Beach Boys, complètent le travail de sape. La première génération de ce qui a commencé 15 ans plus tôt avec Presley se termine dans un cul-de-sac orgiaque. Il faut donc faire demi-tour, redécouvrir le feu de camp folk, les fantasmes amérindiens et les sensations acoustiques, fuir villes et kérosène, sans pour autant renoncer à la jouissance. Crosby, Stills, Nash & Young incarnent parfaitement la manière dont le rock construit sans cesse son propre mythe régénérateur. Engloutit ce qui le précède, s’en inspire plus ou moins violemment et recrache un projet pour le futur. Mais pour cela, il faut de la mémoire. Et donc la famille Lomax.

Juif iroquois

John A. Lomax, et puis son fils Alan, entreprend dès les années 30, un extraordinaire travail de récolte de chansons -folk, blues, country, negro spiritual- les enregistrant là où elles vivent et grandissent. Dans les champs, les prisons, les fermes, ils baladent leur phonographe de 143 kilos, seul capable de graver sur disque aluminium les complaintes de l’Amérique oubliée. Ils rencontrent des légendes comme le taulard Huddie Ledbetter, futur Lead Belly, bluesman essentiel. Ils mettent surtout en place une collection unique d’archives sonores mais aussi de photographies et de films, documentant au plus près l’histoire musicale de l’Amérique de la première partie du XXe siècle. En 1968, Alan Lomax publie Folk Song Style And Culture, livre qui traite, entre autres, de l’influence de l’Afrique et de l’Europe sur le style américain. On ignore si Robbie Robertson a lu cet ouvrage ou entendu les field recordings des Lomax, mais il est évident que la musique de son groupe, The Band, vient profondément de cette récolte-là. Robertson est un curieux objet musical: il est né en 1943 à Toronto, d’un père juif et d’une mère iroquoise, combinaison génétique pas si fréquente. Il a 16 ans quand il rencontre Ronnie Hawkins, chanteur rockabilly de l’Arkansas, qui l’embauche avec ses potes pour d’interminables tournées de bars et clubs borgnes. Un tour de passe-passe métaphysique plus tard, Robertson et sa bande sont bombardés accompagnateurs officiels de monsieur Bob Dylan, qui a délaissé l’acoustique pour l’électrisation misanthrope. Cela dure, grosso modo, de 1966 à 1974, mais au milieu de tout cela, The Hawks, rebaptisés The Band, décident de faire une carrière perso. Ils s’installent donc à West Saugerties -2 heures de bagnole au nord de New York- et enregistrent dans une maison qui donne son nom au premier album, Music From Big Pink. Dans ce chalet « grand rose », ces mecs indirectement anoblis par la fréquentation de Dylan jouent au calumet, reprennent une ballade country de 1959 ( Long Black Veil) et repartent à la découverte d’un folky bluesy n’roll très roots. En plein trip psyché généralisé -juillet 1968-, ce rock des cavernes semble délicieusement préhistorique. Sauf que les histoires contées, principalement de la plume de Robertson, ressemblent plus à du Terrence Malick qu’à du Buster Keaton.

Tim perdant

L’americana est un genre cinématographique: ses chansons racontent des histoires qui, le plus souvent, ont le mauvais £il et le spleen en intraveineuse. Il n’y aurait donc d’americana fiable qu’en dehors du bonheur barbecue et double garage des infinies banlieues aux pelouses trop vertes pour être honnêtes. Deux Tim viennent conforter cet embryon d’hypothèse, Hardin et Buckley. Ce dernier est le plus connu des 2, sans doute parce que son propre fils -Jeff Buckley- l’a dépassé dans la catégorie « légende morte précoce ». Tim est folk mais s’arrose de jazz, de soul, de psychédélique et de moments suspendus à l’avant-garde. Même si les 9 albums studios de Buckley senior, sortis entre 1966 et 1974, varient à chaque fois de genre et d’arrangements, on en garde l’impression ultime d’un mec seul et de sa guitare, couple monolithe face au monde. Règle americana numéro 53: il faut pouvoir défendre son granit sentimental avec juste un larynx et 6 cordes de nylon. Overdosé en juin 1975 sous cocktail d’alcool et d’héroïne, Tim Buckley a le même genre de nécro que son contemporain Tim Hardin (1941-1980), également bousillé par la combinaison poudre-bibine, loueur d’une voix qui fait elle aussi fondre la banquise. Auteur de 2 tubes intemporels repris mille fois – Reason To Believe et If I Were A Carpenter-, Hardin partage avec Buckley la même fragilité hormonale qui encourage à la défonce mortelle et le talent qui consiste à pousser le folk dans ses délires les plus martiens. En cela, voilà 2 cadavres magnifiques sur l’autel americana.

Le patrimoine génétique de la femme qui transmet le virus de l’americana n’a pas vraiment changé en 40 ans. Alors les Joanna Newsom, Alela Diane, Sarah McLachlan, Cat Power, Regina Spektor et les dizaines d’autres qui traquent une forme d’intimité -pour mieux la transcender- sont toutes des illégitimes de Joni Mitchell (1943). Cette autre Canadienne façonne, fin sixties, le modèle de chanteuse folk et plus si affinités. Elle grandit dans une petite ville du Saskatchewan, au milieu de nulle part, sauf que ses voisins de Maidstone -1037 âmes- sont pour la plupart issus de tribus indiennes. Pauvres, non éduqués et négligés par les autorités: Joni fait bouillir ce spleen de chanson folk-blues en hommage grand jazz à Charlie Mingus. Traversant les arcanes de l’americana, elle colporte cette chose organique qui foudroie également son compatriote Neil Young, frère de c£ur et de guitare pleureuse. Comme toujours dans l’americana, la voix est le vecteur essentiel, un conducteur d’émotions qui refusent d’être travesties. Là encore, la physionomie globale de l’artiste -douée, plutôt jolie, charismatique- n’efface pas les blessures: à l’âge de 8 ans, Mitchell -tout comme Young…- contracte la poliomyélite, maladie infectieuse qui dans son cas, restera bénigne. Mais qui, chez d’autres (Ian Dury), handicape sévèrement l’autonomie. Hypothèse: cette menace de diminution physique pèse lourdement sur les chansons de Joni Mitchell, leur donne une densité qui snobe les artifices. Musicaux ou autres. L’americana, et peu importe ses bruits, est aussi une forme de promesse faite au réel.

Europeana?

Après l’émergence sixties-seventies, le genre revient en force dans les années 90: la décennie précédente a mené aussi loin que possible l’artificialité pop et mis sur le marché un électro désormais grand public. On redécouvre alors l’£uvre pionnière de Woody Guthrie et en 1994, Johnny Cash, figure vaudou/outlaw, sort le premier de ses 6 albums: American Recordings, produit par Rick Rubin (Public Enemy, Slayer, Beastie Boys). Cash y déshabille, au sens premier, des morceaux de Leonard Cohen ou Tom Waits avec une incandescente sobriété dramatique. Sur les parutions ultérieures, il infligera à Beck, Depeche Mode ou Nine Inch Nails le même traitement d’acoustique crépusculaire. Toute une nouvelle génération le débusque aux côtés d’autres personnalités, moins saignantes mais tout aussi empreintes d’americana, comme Jackson Browne ou John Hiatt. En 2002, naît l' »Americana Music Association » qui décerne même ses awards -à Neil Young, Johnny Cash ou James McMurtry- et certains magazines rock, comme l’anglais Uncut, créent une rubrique spécialisée. Alors aujourd’hui, de Bon Iver à Megafaun, de Robert Plant à Alison Krauss, de Justin Earle à Lambchop, de Fleet Foxes à Animal Collective, le genre a dessiné une très large empreinte musicale et pas seulement chez les Anglo-Saxons. Au Danemark, en Suède et Norvège, pléthore de groupes scandinaves épousent les contours d’une musique plus authentique, et indépendante d’une mondialisation ressentie comme déshumanisante. On pense bien sûr au duo danois Murder et à son très beau Gospel Of A Man paru il y a un an chez Pias qui publie aussi le tout récent album de First Aid Kit, The Lion’s Roar. Sur ce dernier, les s£urs Klara et Johanna Söderberg, 19 et 21 ans, harmonisent brillamment un imaginaire folk qui a la force narrative d’un incunable de Joni Mitchell ou d’Emmylou Harris, alors qu’elles sont nées quand Neil Young avait déjà des cheveux gris. Preuve d’une transmission qui n’a aucune raison de s’arrêter là.

LES CONCERTS DE WILCO LES 02 ET 03/03 À L’ANCIENNE BELGIQUE SONT COMPLETS

TEXTE PHILIPPE CORNET, ILLUSTRATIONS STANISLAS GROS

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