ON PEUT ÊTRE WALLON OU FLAMAND ET SONNER COMME SI ON VENAIT DE NASHVILLE. EXEMPLE AVEC LE NOUVEL ALBUM DE KRIS DANE BRANCHÉ, NOTAMMENT, SUR L’AMERICANA ET LES GRANDS ESPACES. L’INTÉRESSÉ S’EN DÉFEND. THIS IS NOT AMERICA? LE DÉBAT EST OUVERT…

Ca part mal. En préparant la rencontre avec Kris Dane, on tombe sur une interview récente, donnée à l’Avenir: « Le cow-boy bruxellois en a soupé des étiquettes americana. Et s’énerve un peu qu’on le réduise à la guitare folk et aux santiags. » Pas de bol, on est justement venu lui parler de ça, tant son nouveau Rose of Jericho semble puiser dans les grands schémas américains. « OK, pas de souci« , rassure l’intéressé. D’abord, un petit topo tout de même. Le nouvel album en question est le 3e solo d’une trajectoire dont le versant collectif est passé avant cela par Ghinzu et, plus brièvement, dEUS. Sorti il y a un peu plus d’un mois, son timing est parfait: Rose of Jericho est fait pour accompagner les crépitements du feu ouvert et les longues balades hivernales en forêt. Un album qui respire, rempli de guitares boisées, et de cordes aériennes, arrangées par l’Anglais Chris Elliott (il a travaillé notamment sur le Back To Black d’Amy Winehouse et les deux albums d’Adele). Il a été enregistré dans une grange retapée en studio, au fin fond des Ardennes flamandes. « Ce qui a permis de prendre son temps, ne pas être pressé par des horaires à respecter. J’avais l’impression d’avoir pondu une série de morceaux exceptionnels. Il fallait leur rendre justice en prenant toutes les mesures nécessaires. » Rose of Jericho est donc typiquement le genre de disque qui peut être apprécié dès la première écoute, mais ne se savoure pleinement qu’après avoir légèrement décanté. En fait, il serait un peu à Kris Dane, ce que Sea Change fut à Beck (les similitudes entre Freebird et Lost Cause): l’album ample et lumineux qui assoit une discographie.

Ici et là, les violons prennent des allures volontiers « gainsbourgiennes », période Melody Nelson, et le blues des guitares renvoie par moments autant au Delta du Mississippi qu’aux griots du Mali ou au folk British. N’empêche: ce sont bien des paysages d’Ouest américain qui sautent d’abord aux oreilles. En vrai, on s’y croirait presque. « Honnêtement, je ne m’en rends pas compte. Je sais que je voulais de l’espace, oui. Je disais souvent aux autres musiciens: « Let it breathe. » Pour le reste, je ne sais pas trop. Quand je vois des documentaires sur la Mongolie, ou des images de plaines immenses en Russie ou au Kazakhstan, je sens cette « respiration ». Est-ce la même que l’on éprouve si l’on traverse en voiture les grands espaces américains? Probablement, oui… »

Kris Dane n’est évidemment pas né dans un bled du Kentucky, et n’a pas davantage traîné dans Laurel Canyon. Avant de s’installer à Bruxelles, le musicien a grandi à Anvers. « Une ville où l’on est forcément tourné vers l’Amérique. Peut-être parce que c’est un port. Je constate en tout cas qu’avec mes potes musiciens anversois, on a ça en commun: on regarde au-delà du « Canal », et au-delà de l’Atlantique. » C’est en effet un héritage local. Un musée de l’immigration s’est ouvert récemment à Anvers, rappelle d’ailleurs Kris Dane, qui évoque encore des histoires d’arrière-grands-parents, partis tenter leur chance en Amérique.

Cercle brisé

Quand le rock est arrivé en Belgique, c’était en effet souvent via les ports, d’Anvers et d’Ostende, dès les années 50. Comme partout ailleurs, la nouvelle culture jeune a tout renversé sur son passage. La musique populaire américaine est ainsi devenue une sorte d’esperanto mondial. Quitte à se brancher sur les cultures locales et à s’adapter en conséquence. Tout qui fait du rock aujourd’hui part donc du modèle anglo-saxon. En écoutant Rose of Jericho, on a pourtant l’impression d’être connecté directement à la matrice US originelle (du moins, dans son versant le plus « pop »).

A vrai dire, ce mouvement est encore plus frappant quand l’on se penche sur le revival actuel autour de la country et du bluegrass. Il est particulièrement important en Belgique. En témoigne par exemple l’arrivée d’un groupe comme Little X Monkeys, dont le premier album sorti à l’automne s’abreuve directement au blues-folk des années 40-50 (lire plus loin). On a pu les voir notamment sur la scène du festival Roots & Roses à Lessines, dont l’affiche remonte de plus en plus loin dans l’Histoire du rock ricain. Il n’est pas le seul événement du genre. Lancé en 2010 dans le Tennessee, le Muddy roots festival a pris pied en Europe pour la première fois en 2012. Où ça? à Waardamme, près de Bruges…

Un film comme O Brother, Where Art Thou? des frères Coen a fait beaucoup pour remettre la musique bluegrass au goût du jour. Récemment, un autre long métrage, belge cette fois, a eu un effet identique: The Broken Circle Breakdown. Les acteurs et/ou musiciens ont même traversé l’écran et n’en finissent plus de tourner. En cette fin d’année, le Broken Circle Breakdown Bluegrass Band remplira pas moins de quatre fois l’Ancienne Belgique. « Le succès cinéma a joué évidemment un très grand rôle, explique Bjorn Eriksson, « chef d’orchestre » de la formation, vu aussi chez Zita Swoon. Venir au concert est en quelque sorte une manière pour les gens de revivre l’expérience du film. D’autant que les acteurs-vedettes sont aussi présents sur scène. Après, il faut quand même constater que le bluegrass reste une musique très chaleureuse et émotionnelle. »

Si l’administration Obama a (un peu) réhabilité son image, l’Amérique reste encore très souvent critiquée, et pas seulement à l’extrême gauche de l’échiquier politique. Malgré cela, elle continue d’exercer une véritable fascination culturelle. Y compris donc pour ses musiques les plus « authentiques », longtemps connotées « redneck », comme la country ou le bluegrass. « La musique dépasse le politique. Et puis l’un n’empêche pas l’autre, souligne Eriksson. C’est même là qu’un film comme BCB est intéressant, parce qu’il montre des personnages à la fois obsédés par l’Amérique et en même temps extrêmement critiques (par rapport notamment à ses côtés les plus libéraux et conservateurs, ndlr)! »

Le bluegrass, Bjorn Eriksson est tombé dedans quand il était petit, via le paternel. Inscrit à l’école maritime, Karl Eriksson n’a pas 20 ans quand il part en Amérique et découvre La Nouvelle-Orléans. De son périple, il ramènera un banjo dont il joue encore aujourd’hui au sein du groupe bluegrass de son fils. « J’ai également appris à manier l’instrument, en autodidacte. Mon père me filait des disques. Mais cela jouait souvent tellement vite, de manière tellement virtuose, que je devais changer ma platine de vitesse jusqu’à 16 tours/minute pour pouvoir mieux décortiquer les notes. » (rires)

Nouvelle frontière

Pour Kris Dane, l’histoire suit la trajectoire exactement inverse. A la maison, gamin, son horizon musical s’arrête à peu de choses près à la musique classique, la seule qu’écoutent ses parents. C’est d’ailleurs aussi par là qu’il commence son apprentissage. Dès huit ans, il suit des cours de violon, puis de piano, de percussions (marimba, vibraphone…). « J’ai joué dans pas mal d’orchestres aussi, des harmonies, des brass bands, autour d’Anvers, à Lier… C’était un parcours plus ou moins obligatoire dans la famille. » Il découvre forcément aussi le rock et la pop, mais à retardement. « Vers 15, 16 ans, il me semble. A l’adolescence en fait, ce moment où vous êtes en recherche de vous-même. J’écoutais les Pixies, du punk, de la new wave… »

Aujourd’hui, il évite de parler en genres -« il faut arrêter avec les cases« . Il préfère discuter de tempos et de dynamique: « C’est ce qui m’obsède, en particulier tout ce qui est pianissimo et forte forte. » La manoeuvre est évidemment aussi une manière d’évacuer l’étiquette americana trop étriquée. Même si par exemple l’un des morceaux de Rose of Jericho est intitulé Hollywood et un autre parle de Little Chicago? « Hollywood ne fait pas directement référence au lieu. Il faut plutôt le voir comme une métaphore. Quant à Little Chicago, j’y parle du quartier à… Bruxelles! Comme quoi, on voit toujours ce qu’on veut dans un disque. » Un point partout, la balle au centre.

Dans l’Amérique de Kris Dane, le plus intéressant n’est de toutes façons pas les citations. Mais bien ce qu’elles représentent. On aurait pu croire Kris Dane amarré à un corpus de références rigides, un moteur à fantasmes figés. C’est tout le contraire. Venant du classique, Kris Dane a toujours vu le rock comme un grand terrain de jeu. Un espace de liberté là où l’enseignement académique le coinçait dans les règles de la « simple » reproduction de morceaux de Mozart ou Bartok. « La guitare et le chant sont les deux choses que je n’ai jamais apprises. Mon prof de piano me disait par exemple que j’allais devenir un grand pianiste. Mais finalement, j’ai préféré laisser tomber. J’avais envie de quelque chose de plus créatif. Quand j’ai décidé de faire le switch, vers 17 ans, je me suis dirigé vers des instruments auxquels je n’étais pas lié par un enseignement. Concernant la voix, j’ai participé à des chorales mais je n’avais jamais pris de cours. Quant à la guitare, c’était un instrument nouveau pour moi. Je ne devais pas désapprendre, me désendoctriner. Tout à coup, je trouvais mon monde à moi, encore complètement vierge et pur. Je pouvais recommencer de zéro. » Quelque chose comme sa conquête de l’Ouest à lui…

KRIS DANE, ROSE OF JERICHO, DISTR. PIAS.

TEXTE Laurent Hoebrechts

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