IDENTITÉS D’UNE FEMME

Adèle Haenel

AVEC ORPHELINE, ARNAUD DES PALLIÈRES PROPOSE UNE EXPÉRIENCE DE CINÉMA SINGULIÈRE, LE PORTRAIT D’UNE FEMME ENVISAGÉE À QUATRE ÉPOQUES DE SA VIE, INCARNÉES PAR AUTANT D’ACTRICES DIFFÉRENTES

Présente dès Drancy Avenir, son premier long métrage, en 1996, une même exigence n’a cessé d’irriguer le cinéma d’Arnaud des Pallières, comme en atteste une filmographie certes aride, mais plus encore passionnante. Venant après Michael Kohlhaas, adaptation d’Heinrich von Kleist dominée par Mads Mikkelsen, Orpheline en apporte une nouvelle démonstration, expérience singulière écrivant le portrait d’une femme à rebours, et sous des incarnations différentes… « L’idée de me répéter m’angoisse complètement. Je ne fais pas un film contre le précédent, mais j’essaye, à chaque fois, de faire quelque chose de totalement différent, commence le réalisateur, rencontré à l’occasion du festival de Namur (d’où il repartira avec le Bayard d’or du meilleur film, doublé du prix d’interprétation pour ses quatre comédiennes). L’enjeu de Kohlhaas, c’était la grande aventure, les paysages, le rapport avec l’époque. Avec un côté très masculin, même si j’avais tenté d’apporter à la nouvelle de Kleist plus de féminin qu’il n’y en avait dans le texte. Pour Orpheline, le projet, c’était de partir dans un univers totalement féminin. »

Cet univers, il lui a été inspiré par Christelle Berthevas, co-scénariste du film comme de Michael Kohlhaas auparavant, à qui le lie une amitié d’une quinzaine d’années. Et dont Orpheline s’inspire de l’histoire, le matériau biographique se fondant dans une fiction questionnant le parcours d’une femme contemporaine. « Christelle et moi, nous avons une complémentarité qui va bien au-delà du masculin-féminin, notamment au niveau de nos parcours. Si Orpheline met en avant le caractère féminin du projet, un autre élément extrêmement important tient à son aspect social. Il s’agissait aussi, pour moi qui suis un homme d’origine parisienne bourgeoise, d’essayer de représenter ce qu’était la vie d’une femme dans un milieu proche, pour ce qui est de l’enfance, de ce que l’on appelait autrefois le lumpenprolétariat. J’avais besoin d’un guide. » Et de poursuivre, paraphrasant Emmanuel Carrère: « Faire des films, c’est l’occasion de vivre d’autres vies que la mienne, et de l’augmenter. Je me suis évertué à épouser le regard de Christelle, celui d’une petite fille, puis d’une jeune adolescente, puis d’une jeune femme de son milieu social, ayant eu sa trajectoire. J’avais envie de ressentir les choses à travers sa psyché, à travers son corps, et les différents corps que le film donne au personnage. Je me suis vraiment pris pour elle le temps de la fabrication du film. »

Ressemblance morale

Partant, c’est naturellement pour ainsi dire que le dispositif d’Orpheline s’est imposé, le réalisateur et sa co-scénariste s’accordant pour estimer que la narration ne pourrait être que fragmentaire. Et isolant, dans la foulée, les trois périodes susnommées, reliées par l’âge adulte. Idée à laquelle s’en est greffée une autre, certes pas étrangère au caractère déroutant du film, à savoir faire incarner chacune de ces époques par une actrice différente, sans considération pour leur ressemblance -elles ont les traits d’Adèle Haenel, Adèle Exarchopoulos, Solène Rigot et Vega Cuzytek. « Je suis parti d’une expérience intime. J’ai toujours été intrigué par cette phrase de Walt Whitman: « Je suis vaste, je contiens des multitudes », qu’il a dû dire à 40 ou 50 ans. J’en ai 54, revenez quinze ans en arrière, faisons une photo de qui je suis, à quoi je ressemble, comment je parle, quel caractère j’ai, avec quelle compagne je vis, dans quelle maison et avec quelles préoccupations: vous ne me reconnaîtrez pas. J’ai pris cet élément très au sérieux, parce que je pense que c’est une vérité de la vie. Ma conviction, et cela a peut-être à voir avec le fait que j’aime faire des films différents, c’est d’avoir été plusieurs. Comme il s’agit d’un personnage qui naît prisonnière d’un certain nombre de déterminismes, et dont le film va raconter comment elle ne fait qu’aller de l’avant et essayer de s’inventer, et son identité, plutôt que de subir les identités qui lui sont imposées par ses pères, ses mères ou les hommes de rencontres, je trouvais assez beau que cela s’effectue concrètement dans le fait qu’elle soit incarnée par plusieurs actrices différentes. » Et d’en référer à Robert Bresson: « C’est la ressemblance morale qui compte, pas la ressemblance physique avec un personnage qu’on s’est imaginé… »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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