WESTERN DE MICHAEL CIMINO. AVEC KRIS KRISTOFFERSON, CHRISTOPHER WALKEN, ISABELLE HUPPERT. 1980. 3 H 37. ED: CARLOTTA. DIST: TWIN PICS.

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Dans son introduction à l’édition Blu-rayd’Heaven’s Gate que sort Carlotta ces jours-ci, un Michael Cimino émacié explique qu’il s’agit là de « l’unique version ayant son assentiment absolu. » Précision utile, tant ce chef-d’oeuvre a connu des avanies, à tel point que l’on crut longtemps qu’il resterait, au même titre que le Greed d’Eric von Stroheim, l’un de ces films maudits et mutilés comme le cinéma en a connus quelques-uns. Un flash-back s’impose ici, qui nous ramène à l’orée des années 80 lorsque, fort du triomphe de The Deer Hunter, Cimino se lance dans la production d’un western épique d’une ampleur sans précédent, La porte du paradis. Au coeur du film, la guerre du comté de Johnson, dans le Wyoming, épisode peu glorieux et guère connu de l’Histoire des Etats-Unis survenu dans les années 1890. Voyant d’un mauvais oeil de modestes immigrants est-européens aspirer à leur part de rêve américain, la puissante association locale des éleveurs va, avec l’assentiment des autorités, engager des mercenaires afin de les éliminer. S’ensuit un conflit tragique et sanglant, redéploiement de la lutte des classes que Cimino fera converger avec l’histoire intime d’individus -les Huppert, Kristofferson et Walken, notamment- emportés dans le tourbillon des événements. La première, le 19 novembre 1980 à New York, est un désastre, en dépit des qualités insolentes du film -que le cinéaste mette à mal l’un des mythes fondateurs de l’Amérique, celui de la terre promise, n’y est certainement pas étranger. A la suite de quoi Heaven’s Gate sortira amputé du tiers de ses 217 minutes. Autant dire que le travail de Cimino s’en trouve dénaturé sinon massacré; l’échec sera à la mesure de l’entreprise: hors normes.

Rendu aujourd’hui à son métrage intégral, le film, non content de retrouver sa monstrueuse beauté, restitue notamment le rapport singulier au temps qu’a su instruire le réalisateur, capable d’ellipses foudroyantes (de Pennsylvanie au Vietnam dans The Deer Hunter; de Harvard à Casper dans Heaven’s Gate), comme de moments de contemplation. Et guidé par le souci de laisser aux personnages le temps de s’installer, manière d’aspirer le spectateur à leur suite, au coeur même de l’écran, pour une expérience sans guère d’équivalent. L’expression chef-d’oeuvre absolu n’est nullement galvaudée pour ce western opérant un mouvement singulier de l’épique à l’intime et inversement, fresque tragique inscrite dans un horizon souverain -Cimino évoque, à raison, un rapport spirituel à l’espace-, et portée par un puissant souffle lyrique voilé de mélancolie; c’est bien d’illusions perdues qu’il est ici question.

De quoi faire de Heaven’s Gate l’un des plus beaux films de l’Histoire, objet, outre une restauration exemplaire, d’une édition prestige qui ravira les ciminophiles et autres cinéphiles. Et qui, en plus d’une mémorable interview de Cimino par Michael Henry Wilson, propose celles des comédiens (Kris Kristofferson observe que « ce film est un exemple de ce qui est de plus en plus apparent dans l’Histoire de l’Amérique: l’argent importe plus que les gens » ), ainsi qu’un luxe d’archives. Parmi celles-là, la bible du tournage (le scénario annoté par l’auteur), mais aussi le livret distribué lors de la première, où l’on peut lire, notamment, une clé de l’oeuvre d’un cinéaste majeur: « Ce que l’on aime dans la vie ce sont les choses vouées à disparaître. » Inestimable.

JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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