Gross rigolade

La bd n’en finit pas de redécouvrir ses pionniers. l’Américain Milt Gross publiait en 1930 l’un des premiers romans graphiques, enfin édité en français.

Non, la bande dessinée n’a pas commencé avec Hergé et en Belgique. Cette évidence, que des amateurs pas toujours éclairés ont parfois du mal à entendre, s’impose de plus en plus dans les rayons des librairies: alors que les grands éditeurs passent leur temps et leurs beaux livres à raconter leur propre Histoire -avec tout le storytelling que ça induit- les plus petits ont choisi, eux, de creuser bien plus loin pour remonter aux « vrais » fondements de leur art, dont les racines plongent plus volontiers aux États-Unis dans des strips et comics qui n’avaient rien d’enfantin (car publiés dans la presse quotidienne, là où la BD franco-belge a fleuri dans des publications jeunesse): après l’intégrale du Krazy Kat de George Herriman (entamé en 1913) parue chez Les Rêveurs ou le Gasoline Alley de Frank King (1918) édité cette année par les Éditions 2024 sous le nom Walt & Skeezix, c’est cette fois l’oeuvre du New-Yorkais Milt Gross qui est redécouverte par les Éditions de La Table Ronde, et dans le cas présent, son récit He Done Her Wrong paru en 1930. Un récit noir et blanc, truculent et muet que l’on peut considérer aujourd’hui comme l’une des premières tentatives de roman graphique tragi-comique et sans paroles, à la fois réponse un peu barrée aux premiers et très sérieux « romans en bois gravés » de Lynd Ward ou Frans Masereel, et hommage appuyé au cinéma muet, mort trois ans plus tôt.

Gross rigolade

Expressivité appuyée

En 1927, sortait le film The Jazz Singer dans lequel Al Jolson s’adressait au public en chantant. Une petite révolution sonore qui a également transformé le langage visuel, jusque-là marqué par une gestuelle et une expressivité volontiers appuyées ou grotesques, et caractéristiques du cinéma muet. Trois ans plus tard, alors que le cartooniste est surtout connu pour ses strips très bavards et en « yinglish », un dialecte mélange de yiddish et d’anglais typique des immigrants juifs d’Europe de l’Est, Milt Gross se lance dans ce récit sans paroles qui se réfère d’évidence au cinéma muet hollywoodien tel qu’il était en train de disparaître, et qu’il avait bien connu -Milt Gross fut le « gagman » de Charlie Chaplin pendant un an en 1923. Histoire d’amour et de trahison qui se finit bien, He Done Her Wrong -expression intraduisible remplacée en français par le plus convenu Deux manches et la belle– propose ainsi sur un rythme échevelé plus de 200 dessins muets dont l’expressivité et la vélocité impressionnent encore aujourd’hui. Il aura fallu près de 90 ans pour faire sortir des limbes cette première édition en français; le résultat est heureusement à la hauteur de l’attente.

Deux manches et la belle

De Milt Gross, éditions de La Table Ronde, 288 pages.

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