LE FILM DE LAURENT CANTET ÉVOQUE L’AMÉRIQUE DES ANNÉES 50, À TRAVERS LE PRISME D’UN GANG DE FILLES. UNE DÉMARCHE CINÉMATOGRAPHIQUE HUMAINE ET POLITIQUE, QUI RÉSONNE AVEC LE PRÉSENT.

Pour nombre de réalisateurs européens, tourner en Amérique marque une allégeance au système et un renoncement à ce qui fit leur originalité sur le vieux continent. Il n’en va pas ainsi, heureusement, d’un Laurent Cantet parti tourner là-bas pour des raisons artistiques et non point commerciales. Bruno Dumont avait montré l’exemple en signant voici dix ans un Twentynine Palms aussi personnel que ses films français. Laurent Cantet, qui n’avait plus tourné depuis Entre les murs (2008), a trouvé son Amérique à lui, une Amérique rebelle et au féminin, dans un roman de Joyce Carol Oates dont il signe une remarquable adaptation.

Comment vous est venue l’envie de ce film américain?

Avant de faire un film, je prends toujours le temps de tester -justement- mon envie. J’ai besoin de ressentir une énergie propre à me porter durant tout le temps que durera le travail, en l’occurrence ici, trois ans et demi. Le livre m’avait, tout de suite, beaucoup séduit. Je me suis immédiatement senti en intimité avec lui. D’abord parce que j’y retrouvais des thèmes que je traite souvent: le groupe, la lutte, la résistance… Bref, toutes ces choses qui font que j’ai envie de faire du cinéma. Il y avait aussi cette énergie que la bande d’Entre les murs m’avait donnée, et cette envie de me retrouver à travailler avec le groupe d’adolescentes imaginé dans le roman. L’adolescence est une période riche, où on se cherche, où on expérimente les choses plutôt que de les reproduire.

Il n’y a aucune nostalgie dans votre regard sur les années 50, sur ces jeunes filles en pleine rébellion…

Je suis parti du principe que le film devait créer des ponts entre les époques, entre les années 50 et aujourd’hui. En essayant de le filmer au présent, de ne pas m’installer dans un respect quasi mythologique pour la période des fifties américaines… qui a en fait été fabriquée par le cinéma. Dans des décors indubitablement années 50, mais en évitant d’en faire le sujet du film, en y filmant comme si c’était une histoire d’aujourd’hui. Avec un rapport très brut à la réalité, qui m’intéressait aussi politiquement. Car les problèmes, les questions, auxquelles étaient confrontées ces jeunes filles sont encore -malheureusement- ceux qu’on pourrait rencontrer aujourd’hui. Les filles du film sont pour moi, les soeurs des Pussy Riot et des Indigné(e)s. Ce qu’elles écrivent sur un mur, « dollar = mort = merde » s’écrit aujourd’hui sur les vitrines d’Athènes, de Madrid, de Paris ou de Londres… J’ai voulu emmener le spectateur dans le parcours de ces filles, d’une simple résistance à la constitution d’un idéal, à la lutte qu’on met en place pour défendre cet idéal, à une radicalisation face à ce mon- de qui résiste à leur envie, et jusqu’à la perte même du sens de cet idéal. Cette trajectoire me semblait intéressante à suivre.

Comment avez-vous choisi vos interprètes, et comment avez-vous préparé le tournage avec elles?

Un casting est pour moi porté par la sympathie que m’inspirent les gens que je découvre. Je me laisse séduire. Pourquoi l’une plus qu’une autre? Cela peut être une énergie que je perçois, un sourire échangé… Des choses difficilement discernables. Pour ce film, on avait besoin de fortes personnalités, et aussi d’un groupe qui fonctionne. Il y avait une chimie à trouver, qui a mis six mois à se faire. J’ai vu tellement de filles que j’aurais pu faire dix distributions toutes différentes, et qui auraient probablement été aussi bien! Il arrive juste un moment où tombe une décision, qui est presque arbitraire. J’aime bien me lancer, faire confiance. Presque toutes les filles retenues font du théâtre au lycée, mais elles se retrouvent pour la première fois devant une caméra… Après, on a fait deux semaines entières de répétitions et surtout d’improvisations. Je leur donnais des instructions de plus en plus précises, tout en essayant -à travers ce qu’elles proposaient- de cerner leur personnalité. Un travail d’échange entre les interprètes, le scénario, les personnages. Pour moi, c’est peut-être la phase la plus passionnante du travail!

Le choix du digital, de la HD, n’est pas qu’anecdotique?

Non. Je ne reviendrai jamais plus au 35 mm. La HD, c’est une manière de travailler, avec plus de légèreté, sans besoin de lumière ajoutée pour créer une impression de lumière naturelle. Elle est là, on la capte. C’est surtout pouvoir se permettre des prises de 20 minutes. Je veux donner aux acteurs la possibilité d’être à fond dans la logique, dans l’énergie de la scène, du début à la fin. Cela suppose l’absence de coupe, de champ-contrechamp. Si la scène fait cinq pages, on filme les cinq pages, sans s’arrêter. Il m’arrive juste de parler pendant les prises, de dire « Recommence-le parce qu’on n’était pas sur toi« , ou « Recommence-le parce que tu as utilisé un mot qui ne va pas« . Mais sans cesser de filmer. Et puis je change la position de la caméra et on recommence, du début à la fin! Cette méthode leur permet d’être devant la caméra plutôt que de faire semblant, elle leur donne une compréhension intérieure qu’elles n’auraient pas, sinon. Et comme on a deux caméras, souvent elles ne savent pas si elles sont filmées ou non. Elles restent ainsi toutes dans l’action…

Michel Gondry, Bruno Dumont, Arnaud Desplechin, ont eu aussi ce désir de filmer outre-Atlantique. Pourquoi?

Je pense d’abord que la littérature américaine a quelque chose de passionnant pour un Français: ils racontent des histoires, ce que la littérature française fait peu. J’ai été porté par le romanesque de Joyce Carol Oates. Maintenant pourquoi tout le monde veut y aller en ce moment? Je ne peux pas m’exprimer pour les autres, mais moi j’aime bien aller explorer des mondes que je connais moins bien. Cette idée du cinéma comme moyen de mieux comprendre le monde me tient très à coeur.

Le fait que ce soit une bande de filles a-t-il une résonance particulière?

J’aime l’idée que ces jeunes filles des années 50 soient des précurseurs, celles qui amènent l’étincelle d’un feu qui brûle encore aujourd’hui. L’étincelle vient souvent des femmes, l’actualité nous le rappelle régulièrement dans un monde où le sexisme, la violence masculine, sont loin d’avoir disparu…

RENCONTRE LOUIS DANVERS

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