22 septembre 1927. Round 7.

Vlan. Tapis. Maintenant tu sais, Gene. Avant d’aller au sol, un boxeur n’est jamais tout à fait sûr de ce qu’il a dans le ventre. Il reste un doute, une inconnue. Et les inconnues ça ne plaît pas trop à ton cerveau de scientifique des quadrilatères.

Jusqu’à cette pluie de coups déclenchée par Jack Dempsey, tu avais tout calculé, tout maîtrisé. À une exception près, celle qui confirme la règle, une unique défaite contre Harry Greb, il y a cinq ans de ça. Harry était beau- coup trop imprévisible. Toujours fourré en boîte de nuit, une bouteille d’alcool fort au bec, même les veilles de combat. Le genre de type à faire dérailler les trains. Bref, Harry mis à part, tes savants calculs finissaient toujours par avoir raison de tes adversaires.

Tes combats, tu les gagnais à la salle mais aussi dans les forêts du nord de l’Amérique à couper des troncs d’arbre ou sur les docks à charger et décharger des centaines de sacs de charbon. Une vie rangée. Pas un excès, jamais. Sans compter ces longues nuits passées à étudier les films des combats de tes futurs adversaires. Les insomnies ont payé.

Il y a un an presque jour pour jour, pour la première manche, Jack Dempsey et les 120 000 spectateurs du stade de Philadelphie ont été pris de court. Tu en connaissais plus sur Jack que Jack lui-même. Pour chacun de ses coups, chacune de ses combinaisons, tu avais une réponse toute prête. Jack a eu beau se battre comme un chiffonnier, il n’a fait que brasser l’air. Et à l’issue des dix rounds, le titre était à toi. Les Américains l’aimaient bien, Jack. Comme ils aiment la violence et le sang. Une mentalité de pionniers. L’intelligence, ça n’a jamais été leur tasse de thé.

Ce soir, ils étaient plus de 100 000 à se masser au Soldier Field de Chicago pour la revanche. Un chouette endroit pour voir boxer deux anciens marines. Comme attendu, Jack s’est fait balader. Pendant six rounds. Au septième, sur un enchaînement, il t’a envoyé au sol. Le moment de vérité. On allait enfin savoir si tu étais de taille. Aux derniers rangs, les blue collars (cols bleus) en bavaient d’enthousiasme. Contre ta science du ring, ils avaient pris le parti du tueur de Manassa. Persuadés de la victoire de leur champion, ils faisaient trinquer leurs verres d’alcool bon marché.

Jack avait l’habitude de se poster au pied de ses victimes, prêt à frapper dès que les malheureux se relevaient. C’était la boxe d’hier et il en était le digne représentant. Sauf que l’arbitre, Dave Barry, avait l’intention de faire appliquer les nouvelles règles relatives au knock-down. Il a demandé à Dempsey de rejoindre un coin neutre avant de lancer le compte. Cinq secondes, il a fallu pour le repousser de l’autre côté du ring. Pour un boxeur à terre, chaque seconde compte. Quand on peut en grappiller quelques-unes en rab’, c’est une bénédiction. Tu as sagement attendu que l’arbitre en finisse avec Jack. Puis tu as laissé passer les neuf premières secondes du compte avant de te redresser. Quatorze secondes pour te refaire une santé, tu n’en demandais pas tant. Le round suivant, tu l’as cueilli d’une droite fulgurante. Jack était debout à un. Il a perdu une nouvelle fois aux points.

Dans son sillage, la boxe charrie son lot d’épaves. Il y a parfois des exceptions à la règle, des types lucides qui gagnent leur combat contre ce sport cruel. Et parfois ça se joue à quelques secondes près. C’est mathématique, Gene.

Chaque semaine, l’écrivain Nicolas Zeisler (son livre Beauté du geste est paru aux éditions du Tripode) tire le portrait en un round d’un boxeur de légende.

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