Ça nous pend tous au nez. Tantôt violent, tantôt sournois, le poison de la déception attaque régulièrement le système nerveux de tout amateur de culture, provoquant une série de troubles, de la démangeaison passagère au sentiment aigu et persistant de trahison. Le pire c’est quand on ne s’y attend pas, qu’on part la fleur au fusil, convaincu de passer un bon moment en compagnie d’un artiste qui a su si souvent trouver les mots, les gestes, les images pour nous remuer, nous interpeller, nous apaiser. Et voilà subitement que cette pièce, ce livre, ce film, cet album censé pénétrer dans les couches profondes de notre âme glisse inexorablement sur la carapace de notre (in)sensibilité. Comme si, au lieu de déferler sur le rivage de nos émois, le flot des émotions se retirait au loin, laissant derrière lui une vase nauséabonde. D’autant plus insupportable que les voies de la déconvenue se perdent dans le brouillard. Trop de subjectivité, ce composé chimique instable, trop de variables aléatoires (l’âge, l’humeur, même la météo) entrent dans l’équation. C’est pourtant le boulot du critique d’objectiver tout ça. Quand Almodovar s’auto-parodie (Los Amantes Pasajeros), quand la chorégraphe Michèle Noiret ploie sous les références cinématographiques (Hors-champ), quand Tom Wolfe n’est que l’ombre de lui-même (Bloody Miami), quand Andrew Dominik patauge dans un thriller boursouflé (Cogan), on essuie une larme de dépit, et puis on cherche à comprendre ce qui n’a pas marché, pourquoi la sauce n’a pas pris. Moins pour faire le malin que pour neutraliser l’acide de la rancoeur, refouler l’angoisse, et surtout éviter le cancer de l’aigreur chronique. L’air de rien, la déception est une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de l’artiste. Il ne peut pas l’anticiper pour ne pas perdre sa spontanéité et sa liberté d’ac-tion mais il ne peut pas non plus complètement l’évacuer de son radar. Sous peine de se mettre à dos ses partisans. Il n’y a rien de plus teigneux qu’un fan qui se retourne contre l’objet de son adoration, quand ce dernier ose par exemple changer radicalement de registre. Et pourtant, le dévot possède le meilleur antidote connu contre la déception: l’amour inconditionnel. Qui fait que son seuil de tolérance est supérieur à la moyenne, au prix il est vrai de sa capacité de discernement… C’est classique. Quand on a le malheur d’émettre un avis mitigé sur la prestation d’un groupe ou sur un projet ultra populaire, genre U2 ou Game of Thrones, c’est la bronca instantanée. Les réseaux sociaux crépitent d’insultes et de leçons d’intolérance. Comme si leur mysticisme refusait d’endurer la nuance. Alors que l’échec est l’un des pistons du moteur humain. Plus qu’à l’enthousiasme, c’est d’ailleurs peut-être à la capacité de déception que l’on mesure l’attachement à un réalisateur, un écrivain ou un dessinateur. S’enthousiasmer, c’est facile, c’est confortable, c’est adhérer au discours publicitaire. Accepter d’être parfois déçu, c’est prendre en compte la dignité de l’artiste, lui éviter les louanges en toc. Après tout, même nos enfants nous désolent parfois. Ce n’est pas pour ça que nous les aimons moins.

PAR LAURENT RAPHAËL

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