Après la Première Guerre mondiale, les Américains ont laissé derrière eux les chewing-gums, le Coca-Cola et le jazz. Après le remake de 40-45, c’est un autre plaisir coupable qu’ils ont transmis aux Européens: le roman noir. Variante crépusculaire du roman policier « classique » popularisé sous nos cieux par Gaston Leroux d’abord, par Simenon ensuite, ce sous-genre reprend les mêmes ingrédients que la recette originale mais y ajoute quelques épices de contrebande: un climat poisseux, un fond de contestation sociale, des pratiques mafieuses.

Les premiers en France à s’intéresser à cette mauvaise graine sont les époux Duhamel. En 1944, le touche-à-tout et traducteur Marcel se voit confier par le dramaturge Marcel Achard deux romans de Peter Cheyney. Coup de foudre instantané. Il propose à Gallimard d’en faire les premières briques d’une nouvelle collection thématique. La Série Noire verra le jour l’année suivante. Et deviendra la tête de pont en France et alentours de cette nouvelle littérature qui taille en pièce le rêve américain.

Pendant deux décennies, les poids lourds du contingent US, de James Hadley Chase à Raymond Chandler, vont défiler sous la célèbre couverture noir et or imaginée par Germaine Duhamel. Le succès est fulgurant même si le genre va être encore longtemps considéré comme de petite vertu. La faute entre autres à une surproduction pas toujours de premier choix. La respectabilité viendra plus tard. Et avec elle, un nouvel élan de popularité: un roman écoulé sur quatre est désormais un polar. Qui trône d’ailleurs en tête des ventes ces jours-ci? Fred Vargas.

Véritable baromètre de la littérature aux mains sales, la Série Noire a épousé les mues successives de l’école du crime. Largement dédiée au « hard boiled » dans un premier temps, elle va accompagner et amplifier la période d’or du polar français de gauche, voire d’extrême gauche, qui pointe le bout de son revolver au début des années 70, sous les plumes acérées et assassines des Manchette et Daeninckx notamment.

Après quelques trous d’air et mutations formelles (La Noire en grand format), la septuagénaire a encore fière allure, bénéficiant de l’engouement pour une grammaire entrée dans les moeurs de lecture à mesure que sa palette s’élargissait à d’autres territoires esthétiques. De quoi faire les beaux jours de certains éditeurs qui ont misé sur ses accents exotiques, comme le scandinave chez Actes Sud, éditeur au nez fin de Stieg « Millenium » Larsson.

Les écrivains qui portent le flambeau Série Noire aujourd’hui illustrent bien cette dilatation d’un genre qui fait naturellement le grand écart entre le thriller financier et le polar féministe, essentiellement français mais sans exclure les Ricains qui, dans le domaine de la violence, ont toujours une longueur d’avance.

Parce que nous croyons que cette littérature nerveuse et fibreuse a su retendre les cordages de la littérature en général et la doter d’un outil affûté pour dépecer en profondeur la réalité pas toujours rose du monde moderne, nous nous devions de marquer le coup. On a profité de l’alignement des planètes (festival Quai du Polar de Lyon, lancement de la collection alléchante neo noir chez Gallmeister) pour dégainer.

Voilà pourquoi ce numéro est plus épais que de coutume. Sept mercenaires de la Série Noire (présentation pages suivantes) nous ont rejoints pour l’occasion. Ces grands noms du polar (parmi lesquels Jean-Bernard Pouy ou Elsa Marpeau) signent dans toutes les rubriques des textes inédits sur l’actualité culturelle hot & spicy du moment, du centenaire de Billie Holiday à House of Cards en passant par une expo sur l’art qui s’envoie en l’air. Plaisir de lecture garanti, chaque romancier laissant fondre le métal de son sujet sous sa plume en fusion, entre fiction, hommage à fleur de peau ou halluciné, et traité express de philo. Les écrivains « noirs » savent aussi écrire en pleine lumière…

Et parce que le genre est également un formidable incubateur d’ambiances visuelles, les contributions de nos invités très spéciaux sont illustrées par des dessinateurs habitués des univers borderline. Un coup soigneusement monté. Mais ne cherchez pas le coupable, c’est nous!

PAR Laurent Raphaël

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