Eyes Wide Open

"Des analyses, il y en avait beaucoup, mais j'ai eu envie d'interviewer des gens qui avaient travaillé sur le film, avec l'idée de le comprendre un peu à travers la technique." © Warner Brothers/Photofest

Journaliste à Sofilm, Axel Cadieux revient sur la réalisation de Eyes Wide Shut, le film posthume de Stanley Kubrick, dans un livre-enquête passionnant…

Voilà tout juste 20 ans que sortait Eyes Wide Shut, treizième et ultime long métrage de Stanley Kubrick. Adaptant Traumnovelle d’Arthur Schnitzler, un projet qu’il caressait depuis les années 60, le réalisateur de Barry Lyndon s’y livrait à une fascinante réflexion autour du couple. Soit l’histoire d’un médecin new-yorkais que la révélation des fantasmes adultères de sa femme va entraîner au bout de ses obsessions, périple intime nocturne rendu plus étrange encore dès lors que Kubrick en confiait les rôles principaux à Tom Cruise et Nicole Kidman, en quelque mise en abyme ultime. Sitôt annoncé, le film fera l’objet des spéculations les plus folles, attisées encore par la disparition précoce de son auteur, décédé en mars 1999, alors qu’il travaillait à son montage définitif. Mais si l’oeuvre sera ensuite abondamment commentée, donnant du grain à moudre aux exégètes de tout poil, Eyes Wide Shut a conservé une large part de son mystère, écho d’une richesse virtuellement inépuisable.

Eyes Wide Open

Déconstruire la méthode

Démonstration aujourd’hui encore avec la parution du Dernier Rêve de Stanley Kubrick, passionnant livre- enquête que l’on doit à Axel Cadieux, journaliste à Sofilm notamment, qui s’immisce dans les coulisses de l’oeuvre, une soixantaine d’entretiens à l’appui (acteurs, comme Todd Field, futur réalisateur de Little Children, ou Vinessa Shaw, qui sera plus tard de Two Lovers, techniciens ou collaborateurs de longue date du cinéaste à l’image de Leon Vitali).  » J’ai vu Eyes Wide Shut quand j’avais douze, treize ans, c’est un film qui m’a beaucoup marqué, sans que j’arrive à vraiment comprendre pourquoi. Je l’ai revu plusieurs fois, et si le choc adolescent est passé, j’ai continué à éprouver une forme de fascination pour ce film, tournant autour sans réussir à en percer le mystère. Des analyses, il y en avait beaucoup, mais j’ai eu envie d’interviewer des gens qui avaient travaillé sur le film, avec l’idée de le comprendre un peu à travers la technique. On saisit mieux ce qu’a voulu faire un cinéaste comme Kubrick en s’interrogeant sur sa méthode, et c’était aussi une manière de me plonger dans ses autres films. Sans compter tous ces éléments qui m’intriguaient, du fait de la dimension inachevée du projet… »

L’auteur, bien sûr, ne se fait faute de la questionner, sondant diverses pistes intéressantes. L’hypothèse de l’appoint d’une voix off, par exemple.  » En aurait-il rajouté une? On ne le saura jamais, mais il était connu pour modifier des éléments jusqu’au dernier moment. Évidemment que des choses auraient bougé. Moi, ce qui m’a le plus surpris, c’est le fait que le tout premier plan du film, celui où Nicole Kidman se dévêtit, ait été rajouté après sa mort. Mais je suis certain qu’il avait laissé des indications en ce sens: je ne peux imaginer qu’une décision d’une telle importance ait été prise sans son aval. Et puis, ça a tellement de sens de le placer à ce moment-là.  » Des détails de cet ordre, l’enquête en fourmille au fil des témoignages. Si la démarche, de par son caractère maniaque pour ainsi dire, s’adresse avant tout aux kubrickophiles, son intérêt va toutefois au-delà, qui éclaire la méthode de travail comme la personnalité d’un maître incontesté du 7e art.  » Je ne suis pas un exégète de Kubrick, relève d’ailleurs l’auteur, et si j’ai fait ce livre, justement, c’est parce que je voulais en connaître davantage. » Si le réalisateur y apparaît sans surprise méticuleux, perfectionniste et obsessionnel, l’ouvrage met aussi en relief le mode de fonctionnement d’un artiste dont la réussite tenait aussi à sa capacité à savoir s’entourer. Le rapport que Kubrick entretenait avec ses collaborateurs ne manque pas de fasciner, fait de confiance et d’estime, avec l’appoint occasionnel d’un soupçon de méritocratie. Comme lorsque le réalisateur décide de faire monter en grade son assistant personnel, Martin Ward, affecté à la recherche des cadeaux de Noël et ce genre de choses, et promu « video playback operator », fonction qu’il occupe toujours à Hollywood, du dernier Mission: Impossible au prochain James Bond. Un exemple parmi d’autres:  » Il pouvait vous faire monter s’il sentait qu’il y avait en vous la fibre de la dévotion, poursuit le journaliste. Il s’entourait de gens qu’il n’avait pas besoin de contraindre. Ils étaient là parce qu’ils l’adoraient et avaient une forme d’admiration. Il leur rendait bien, mais en jouait aussi. » Manipulateur, à l’évidence, mais qui trouvera en Tom Cruise comme un miroir, à degré d’exigence et de dévotion au projet égal.

Eyes Wide Open

D’ Eyes Wide Shut, Axel Cadieux soutient encore combien il s’agit sans doute du film le plus intimement personnel de son auteur, opérant pour le coup un retour à New York (épousant la forme d’un fantasme de cinéma) et sur son passé, manière, somme toute, de boucler la boucle. À quoi s’ajoute que Le Dernier Rêve de Stanley Kubrick invite aussi à regarder le film différemment, chaque vision s’enrichissant d’éléments nouveaux. Impossible, par exemple, après lecture, de considérer la grille bleue de la demeure où est organisée la mystérieuse soirée de la même façon, l’interprétation qu’en propose Cadieux nourrissant le sentiment d’une oeuvre-monde, définitivement inépuisable. « Eyes Wide Shut fait partie, comme Vertigo, de ces rares films dont, plus on les voit, plus ça ouvre de portes. J’ai l’impression d’avoir un peu désépaissi le brouillard, mais il en reste beaucoup, et c’est tant mieux. »

Le Dernier Rêve de Stanley Kubrick, d’Axel Cadieux, éditions Capricci, 144 pages.

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