RÉALISATEUR D’UGLY ET DE GANGS OF WASSEYPUR, PRODUCTEUR DE THE LUNCHBOX, LE JEUNE QUADRAGÉNAIRE ANURAG KASHYAP FAIT BOUGER LE CINÉMA INDIEN.

Le festival de Cannes lui a offert la reconnaissance internationale, avec les sélections successives de Gangs of Wasseypur et Ugly (lire la critique du film page 26) à la prestigieuse et très porteuse Quinzaine des Réalisateurs. A 41 ans, Anurag Kashyap est un peu la figure de proue d’une nouvelle génération portant le cinéma indien hors de la sphère bollywoodienne, et s’affirmant désormais avec force, et même avec un indéniable succès populaire comme l’a récemment montré l’excellent The Lunchbox, le film de Ritesh Batra… coproduit par Kashyap! Lequel ne se contentant pas en effet de tourner ses propres oeuvres (une dizaine au total déjà), mais s’engageant fermement dans l’animation d’un phénomène de plus en plus visible en Inde et au dehors. Scénariste, réalisateur, producteur, il a créé sa propre compagnie en 2009. Et quand il sillonne le monde pour présenter ses films, il ne manque jamais de faire la promotion de cette levée dont certains parlent comme d’une Nouvelle Vague mais qui ne se définit pas d’elle-même comme un mouvement organisé, plutôt comme le « résultat de désirs individuels convergents« , selon les termes du réalisateur de The Lunchbox. Un film dont le personnage principal masculin déclarait: « On n’accorde aucune valeur au talent dans ce pays! » Un rude constat, qu’Anurag Kashyap ne peut qu’approuver. « L’Inde a changé, explique-t-il. On est passésd’un pays où il était important d’être bon à ce qu’on faisait, où l’on pouvait tirer fierté de la qualité produite, à une société où seul compte le profit. Tout le monde veut devenir banquier. Tout est business. On ne parle plus cinéma mais seulement box-office. Dans ce contexte, il est presque recommandé d’être médiocre, car ce sont les films médiocres qui cartonnent le plus. L’idée de faire avant tout un bon film est inaudible pour ceux qui détiennent le pouvoir et l’argent. La révolte des jeunes réalisateurs est moins une révolte contre Bollywood que contre une industrie du cinéma qui n’utilise plus sa puissance qu’à des fins mercantiles, aux dépens de la qualité, de la personnalité, du talent… »

Le succès public d’un film « différent parce que lent et subtil » comme The Lunchbox est, dans ce contexte, une lueur d’espoir. « Un film comme celui-là, ou comme les miens, demande au spectateur d’être actif, parce que tout n’est pas expliqué, commente Kashyap. Les Indiens ne sont pas du tout habitués à cela. Ils veulent être servis, ils font laver leur voiture, leurs vêtements, ils mangent ce que d’autres cuisinent pour eux. Au cinéma aussi, ils veulent que le travail soit fait pour eux, que les films soient prémâchés, faciles à ingurgiter. »

Question de dignité

Défier l’industrie (1) avec des films produits hors du système, notre interlocuteur s’y emploie depuis une dizaine d’années déjà. Le plus souvent inspirées de faits divers troublants, tournées dans un singulier mélange de réalisme brutal et d’échappées surréalistes, ses oeuvres majeures sont Black Friday (sur les attentats de 1993 à Mumbaï et les tensions entre hindouistes et musulmans qui les précédèrent), Gangs of Wasseypur (la vendetta de deux clans mafieux suivie sur des décennies) et désormais Ugly (sur l’enlèvement d’une fillette et ce que le crime révèle de la société). « J’aime passionnément le cinéma, clame le natif de l’Uttar Pradesh. Je combats donc pour lui, dans un contexte dominé par l’obsession des stars et le divertissement futile. » La lutte n’est pas gagnée d’avance, et presque tous les films de Kashyap ont vu s’abattre sur eux « une censure prenant prétexte de la violence, de la drogue, de sujets politiquement controversés, de la dénonciation d’aliénations sociales, pour interdire leur diffusion« . Il s’est habitué à ces blocages n’empêchant heureusement pas les films en question de voyager à l’étranger. Et d’y connaître une reconnaissance, une distribution, dont les échos reviennent évidemment en Inde… « On me reproche alors de donner à l’extérieur une image culpabilisante de la société, une image critique où se reflètent par exemple -comme dans Ugly– l’incompétence et la corruption de certaines autorités« , constate un cinéaste qui n’en poursuit pas moins son chemin, soutenu désormais par une partie de la critique, estimant légitime et même nécessaire à la démocratie que puisse exister une controverse portée par les images, et par la fiction documentée telle que les pratique Anurag Kashyap. « Les choses changent vraiment, même si c’est difficile, explique ce dernier. Ça bouge par exemple notablement du côté des rôles donnés aux femmes, qui éloignent de l’image que perpétue Bollywood… »

Le réalisateur s’affiche optimiste pour un futur qu’il entrevoit bien meilleur, avec « l’émergence non seulement de jeunes cinéastes talentueux qui contestent le système, mais aussi qui viennent, pour certains d’entre eux, non plus des grands centres urbains, mais de régions et de cultures jusque-là quasiment absentes des écrans, comme la culture tamoule« . Il remarque que même certaines vedettes de Bollywood soutiennent aujourd’hui les films de la Nouvelle Vague, et y jouent parfois, de quoi lui apporter leur notoriété, et faire eux aussi bouger les lignes entre cinéma commercial et cinéma « à dimension artistique » (il n’aime pas parler de cinéma d’auteur…). Et de conclure: « Quand vous protestez contre le système, qu’il soit social, économique ou cinématographique, on vous traite de « Gandhi » avec un certain mépris. Mais les Indiens savent, au fond d’eux-mêmes, que la dignité finit toujours par l’emporter… »

(1) UNE INDUSTRIE ÉNORME, GÉNÉRANT PLUS DE 1000 FILMS PAR AN!

RENCONTRE Louis Danvers

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