Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

LES SONY AWARDS 2015 DÉLIVRENT LEUR OUTSTANDING CONTRIBUTION TO PHOTOGRAPHY À ELLIOTT ERWITT DONT LES FACÉTIES NOIR ET BLANC, NOTAMMENT FACE À LA RACE CANINE, TRADUISENT UN REGARD QUI A AUSSI CAPTÉ MARILYN MONROE OU L’ENTERREMENT DE JFK.

On dit souvent que les grands photographes, en tout cas les tenants de l’image non posée,ont rarement une carrosserie remarquable. Ils joueraient donc de leur banalité apparente pour se glisser dans la vie des autres, et en ressortir aussi prestement, avec quelques instantanés et des fulgurances. D’autant que le clic du Leica M3, son favori, est des plus discrets: Elliott Erwitt évoque un Cartier-Bresson, en plus épais. Et comme la légende française, il a traversé une large part du siècle dernier l’oeil dans le viseur argentique, sniper à l’allure de pasteur de province. Justifiant qu’il y a bien une théorie photographique de l’instant juste, « moment décisif« selon Cartier-Bresson, à condition ne pas poser plus d’un soixantième de seconde, de déclencher et de réarmer illico. Avant bien sûr les facilités du tout-digital. A 86 ans, il y avait sans doute quelques anecdotes plus ou moins poivrées à recueillir d’Erwitt à l’occasion de son couronnement londonien, mais le New-Yorkais « a eu un accident » et est donc resté chez lui à soigner ses vieux os.

On se rappelle de notre brève conversation lors des premiers Sony Awards en 2008: « Quoi de neuf depuis que vous avez débuté la photographie il y a environ 60 ans, Monsieur Erwitt? » Sourire malicieux, puis: « Je me suis marié quelques fois et j’ai eu quelques enfants. » On pensait plutôt métier, Monsieur Erwitt… « En photo, rien n’a changé, sauf le marché, qui lui change tout le temps. On n’est pas dans une très bonne époque parce que la peoplisation n’a plus de limites et que les magazines n’ont plus guère d’audace, mais on peut toujours s’en tirer en faisant des photos de mariage et de bar mitzvah (sourire). » Erwitt parlait aussi de technique -« un mythe qui peut être détruit en lisant le mode d’emploi de l’appareil »- et de digital, qui n’en était pas encore tout à fait à sa suprême position actuelle: « Je ne suis pas fétichiste de la technique classique mais en digital, je prends moins de photos parce que je passe beaucoup trop de temps à les regarder. »

Humour plutôt que tragédie

Une photo est aussi riche de ce qu’elle ne montre pas. En s’intéressant aux animaux, aux chiens en particulier -huit livres consacrés au sujet-, Erwitt ne s’est pas contenté d’établir un parallèle récurrent entre l’animal et son maître, il a souvent joué d’un mystère, voire d’une stratégie, en creux. Ainsi, sa célèbre image d’un chihuahua microscopique aux côtés d’une paire de hautes bottes féminines et de deux autres grosses pattes d’origine non-humaine, en l’occurrence celles d’un (chien) Danois. Cette prise de vue à hauteur de trottoir, même si elle ne nous donne pas à voir la tête de la proprio, reste néanmoins riche d’info sur le statut de la maîtresse et donc du quartier photographiés. Les bottes sont de facture chic, comme le bas du manteau, et le fait que le petit canidé soit couvert d’un bonnet prouverait donc qu’on lui accorde de l’attention, pour ne pas dire un statut social. Cela sent le New York friqué. Exact, la photo réalisée en 1974 était destinée à une marque de chaussures, Erwitt pensant à juste titre que la présence de la caméra au niveau du chien attirerait inévitablement l’attention sur le produit bottier. Smart guy qui disait récemment à l’Evening Standard: « J’aime l’humour: c’est plus fort que la tragédie. Je prends très au sérieux le fait de ne pas l’être (…) Et si j’aime les chiens, c’est aussi parce qu’ils ne demandent pas de tirages de leurs portraits. »

Né à Paris dans une famille d’immigrés juifs russes, Erwitt a 10 ans lorsque sa famille s’installe aux Etats-Unis: il étudiera la photo et le cinéma à New York et à Los Angeles. Le côté bohème-voyageur de sa vie lui donne aussi un intéressant mélange de caractère européen et de réflexe nord-américain: pour résumer, le sens de la distance et celui du commerce. En entrant dès 1953 à l’agence Magnum créée six ans auparavant par Cartier-Bresson et Robert Capa, Erwitt s’embarque dans un trip planétaire qui va des « reines de beauté« au 40e anniversaire de la Révolution d’Octobre à Moscou. Il photographie la moustache de Dali comme il cadre la tête d’un chihuahua: instinctivement, instantanément, animé par le même regard curieux, amateur de décalages. Sa vision des grands de ce monde a le mérite de ne respecter aucun protocole, sans pour autant être vindicative ou volontairement cruelle. L’engagement de Grace Kelly à son Prince Rainier, en 1956, ressemble à ces images que l’on récolte dans les albums de famille du monde entier, sauf que le cadrage est plus inventif. Kelly passe belle et aussi un peu surgelée, devant deux types qui la dévorent des yeux. Même si on ne voit que l’arrière de leurs visages.

Erwitt a compris qu’une photographie est un tensiomètre: elle doit mesurer ce qui circule dans les artères du sujet, pas juste en observer la peau. Face à Marilyn Monroe, photographiée à plusieurs reprises, il abandonne toute intention iconique, même s’il la capte aussi alanguie. Pour Erwitt-l’invisible, Marilyn se laisse aller à des moues de jeune femme, finalement moins sexy que nature. Histoire de karma -être dans la bonne époque- et de talent: si Erwitt reste aujourd’hui le seul représentant de la première génération de Magnum, c’est aussi parce qu’il a compris qu’une photo « digne » ne peut jamais dépasser un certain niveau de rouerie. Les petites acrobaties de cadrage pratiquées en maître révèlent une utilisation fine de l’avant et de l’arrière-plan, comme dans son fameux Parisien sautant en contre-jour au-dessus d’une flaque, la Tour Eiffel derrière lui. Mais lorsque le sujet l’exige, le ludique n’a plus lieu d’être: un noir de Caroline du Nord buvant au robinet dans l’Amérique ségrégationniste de 1950 -à côté d’un évier réservé aux blancs- est une image terriblement ironique. Mais plus drôle du tout.

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PHILIPPE CORNET

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