Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

LE TEMPS D’UNE COURTE PAUSE, ESPERANZA SPALDING REVIENT SOUS LES TRAITS D’EMILY. UN ALTER EGO GOURMAND, LUDIQUE ET LIBRE, S’AMUSANT EN LISIÈRE DU JAZZ.

Esperanza Spalding

« Emily’s D+Evolution »

DISTRIBUÉ PAR CONCORD.

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L’épisode avait fait pas mal de bruit. Lors de la cérémonie 2011, alors que tout le monde s’attendait à voir Justin Bieber repartir avec le Grammy du Best New Artist, c’est finalement Esperanza Spalding qui remportait le trophée. Esperanza comment?, se demandèrent les Beliebers -les fans les plus hardcore de la star se vengeant en « vandalisant » la page Wikipédia de sa concurrente…

Ironie de l’histoire: l’idole pop acnéique avait été doublée par une musicienne elle-même très précoce. Une enfant prodige qui, dès ses quatre ans, jouait du Beethoven à l’oreille. Née en 1984 à Portland, élevée dans ce qui était alors l’un des coins les plus dangereux de la ville, Spalding a appris toute seule à jouer du violon. Diplômée du Berklee College of Music à 20 ans, auteur d’un premier album à 22 (Junjo), la bassiste accompagnera notamment Joe Lovano sur scène, jouera à la Maison-Blanche ou lors de la remise des prix Nobel. On l’a également vue jammer avec Prince, ou au générique des albums de Janelle Monae ou Bruno Mars. Cette disposition à ne pas snober la pop l’a d’ailleurs amenée à ouvrir son jazz, comme sur son album Radio Music Society. Paru en 2012, il avait récolté deux nouveaux Grammys. Depuis, Spalding avait cependant tenu à prendre un peu de recul…

Grosse fringale

Partie pour prendre une année sabbatique, la musicienne en a finalement consacré deux à se ressourcer. Avec, au bout du compte, la volonté de revenir à l’essentiel. Quitte à passer par un alter ego: le personnage d’Emily est la star de son nouvel album, Emily’s D+Evolution, version d’elle-même à la fois plus libre, ludique, et décomplexée. Dans une récente interview à Billboard, elle expliquait ainsi sa passion pour les Shaggs, groupe féminin sixties de garage rock à la naïveté désarmante. C’est cette ingénuité-là que Spalding a voulu retrouver en se mettant dans la peau d’Emily.

Il est évident que les masques émancipent plus souvent qu’ils ne cachent. Ce n’est pas Tony Visconti, producteur de Bowie, présent ici sur six titres, qui dira le contraire. Son nom indique par ailleurs la couleur plus « rock » de l’exercice. Après une coulée d’orgues, Good Lava commence ainsi le disque en dégainant les guitares. Lourdes, hachées, acrobatiques. A l’autre bout d’un disque mené essentiellement en trio (Matthew Stevens à la guitare et le duo Kareem Riggins/Justin Tyson à la batterie), Funk the Fear évoque, lui, un Prince en mode free. Ailleurs, on pense également aux libertés jazz et à l’agilité vocale de Joni Mitchell sur ses disques de la fin des années 70.

Le spectre est donc large, mais la matrice reste jazz: même dans ses mélodies les plus limpides, Spalding multiplie les détours à la Wayne Shorter. Il y a quelque temps encore, un tel disque aurait nécessairement questionné les limites du genre. Aujourd’hui, il est surtout la preuve que le jazz a su se trouver une nouvelle pertinence, infusant les genres plus populaires -de Kendrick Lamar à David Bowie ou Flying Lotus. En toute fin de disque, Esperanza Spalding reprend ainsi l’une des chansons du film Willy Wonka & The Chocolate Factory (1971): I Want It Now, comme un appel à la gourmandise. A table!

LAURENT HOEBRECHTS

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