Effi, Armstrong et moi

© LEE BALTERMAN/THE LIFE PICTURE COLLECTION VIA GETTY IMAGES

C’est moi, sur la photo. De dos, au premier plan, en chemise blanche. Elle a été prise le 20 juillet 1969 chez la famille Brown au 363 Lippitt Avenue, à Dallas, où j’ai passé la soirée.

J’avais été invité par Effi, la brune en combinaison noire, assise dans le fauteuil. Effi avait vingt-trois ans, nous travaillions dans le même cabinet comptable. Je la courtisais depuis des mois, sans succès. Avais-je la moindre chance? Elle était indéchiffrable. Je ne baissais pas les bras, comptant sur une victoire à l’usure.

Elle m’avait demandé si je comptais suivre l’alunissage d’Apollo, qui passionnait l’Amérique. Je me fichais de cette fusée comme d’une guigne mais comme elle avait l’air de s’y intéresser, j’avais répondu oui. Chez moi, sur mon téléviseur Zenith. Il était hors de question que je reste seul pour une telle occasion, avait-elle alors protesté; et c’est ainsi qu’elle m’avait convié chez elle -chez ses parents, en fait-, pour assister au spectacle en famille.

Cette invitation inattendue me laissa d’abord tout penaud, puis me rendit euphorique. J’allais voir Effi en dehors du bureau; surtout, j’allais entrer dans son foyer, être présenté à ses parents! C’était tellement inespéré que je n’en dormis pas de la nuit. Je nous voyais assis côte-à-côte, dans le salon. Ses parents feraient assaut d’amabilités à mon égard, ils me trouveraient drôle et charmant. Nous passerions un moment inoubliable et, à la fin de la soirée, Effi me reconduirait, les joues rouges, les yeux suppliants; je poserais mes lèvres sur les siennes avant de regagner ma voiture garée non loin, fier de mon exploit, comme les astronautes du leur -chacun sa conquête.

Le grand soir arriva. Les Brown vivaient à Lochwood, un quartier résidentiel tout neuf. Effi m’ouvrit, ravissante, prit mes fleurs -croyant qu’elles étaient pour sa mère- et me présenta ses parents et sa soeur, Sofia, plus jeune de cinq ans. La maison était cossue, et décorée avec goût -je veux dire, le goût de l’époque. Les parents avaient invité l’oncle Bob, tante Ellen et leur fils Max; Sofia avait invité son amie Julie (la petite blonde sur la photo); Effi m’avait invité, moi. Ainsi que Gerard, notre collègue. Un sinistre imbécile, désespérément dénué d’humour, mais très beau garçon. Je ne savais pas qu’Effi le connaissait, encore moins qu’elle l’avait invité. Tout mon scénario s’écroulait.

Gerard, arrivé juste après moi, avait apporté du whisky pour offrir au père Brown, qui en raffolait -ce que j’ignorais-, ainsi qu’un appareil photo dernier cri, dont il nous décrivit les perfectionnements. Je trouvai son exposé d’une cuistrerie insupportable, mais il parut intéresser le père Brown et l’oncle Bob.

L’émission commença. Effi s’installa dans son fauteuil; Gerard, diaboliquement rapide, se glissa alors sur le canapé tout près d’elle, à côté de la mère Brown, et pria Julie de les rejoindre, bloquant ainsi tout le terrain. Je dus me replier de l’autre côté de la pièce, entre Ellen et le père Brown, sans chaise pour m’asseoir. Bien joué.

Gerard entreprit de commenter les images, avec un luxe de détails intéressants. Sans doute avait-il préparé des fiches, en vue d’épater la galerie. Les Brown buvaient ses paroles, épatés. Au bout de quelques minutes, il devint évident que Gerard serait le roi de la soirée. D’ailleurs, il se comportait en terrain conquis: il faisait le service des boissons, lançait des bons mots, souriait aux femmes, et nous mitraillait avec son appareil. Je n’avais aucune prise sur les événements; la conversation m’échappait complètement, mes rares interventions tombaient à côté de la plaque ou résonnaient dans le vide. Je serais volontiers rentré chez moi, mais je m’efforçai de faire bonne figure. Armstrong descendit de l’échelle, et posa le pied sur la Lune. Les Brown applaudirent et crièrent, euphoriques. Je fis mine de partager leur enthousiasme, mais le coeur n’y était pas. Avoir marché sur la Lune, la belle affaire! Ça ne changeait rien à nos vies personnelles. Quant à la fameuse phrase, that’s one small step for man, etc, emphatique et calculée, elle m’irrita souverainement.

Effi, elle, m’avait oublié. Je me sentais trahi; ma présence ici n’avait évidemment pas d’autre objet que de justifier celle de Gerard. Moi qui avais cru que mes efforts des derniers mois finissaient par payer!

Je m’aperçus alors que Gerard caressait discrètement la combinaison de mon ex-future-bien-aimée, au-dessus du genou, sans se soucier de la mère Brown qui n’y voyait que du feu. Il ne reculait devant rien. C’en fut trop.

J’éclatai de rire, très fort -la tante Ellen sursauta.

Les regards se tournèrent vers moi. Je laissai flotter un instant de suspense, puis je prononçai distinctement :

« Il est évident que c’est un canular. »

Stupeur. Je n’aurais pas fait plus d’effet si j’avais jeté mon verre dans la cheminée.

 » Un canular? », répéta Sofia.

« Évidemment. »

Je soupirai, pour montrer combien j’étais apitoyé par la naïveté de mes hôtes, et j’enfonçai le clou avec un rire sardonique:

« Ne me dites pas que vous y avez cru? »

Ils affichaient des mines ébahies, mais aussi hostiles. Ma sortie, en plus d’être bizarre et malvenue, avait dans ce contexte un côté obscène, voire blasphématoire.

« Tu peux préciser ta pensée? », demanda Gerard, porte-parole de l’incompréhension collective.

« Oui, expliquez-vous, mon garçon », renchérit la mère Brown, qui n’avait pas retenu mon prénom.

Le problème, c’est que je n’avais rien à dire. J’avais parlé sur un coup de tête, pour casser l’ambiance et voler la vedette à Gerard; mais je n’avais aucun argument. Tant pis; le vin étant tiré, il fallait le boire. Je m’entendis donc expliquer d’un ton véhément que nous assistions à une opération d’enfumage destinée à subjuguer les Russes, qu’en l’état des techniques, il était impossible d’expédier un homme vivant sur la Lune, qu’il était quand même étrange que la scène ait lieu comme par hasard à une heure de grande écoute, que ces images avaient été tournées voici quelques jours à Hollywood et qu’à l’heure qu’il était MM. Armstrong, Aldrin et compagnie devaient siroter une bière à la NASA, en présence de Nixon et des services secrets.

Je reconstitue ici une tirade qui, dans la réalité, fut sans doute confuse, hésitante, et passablement plus longue. Inutile de dire qu’elle fut accueillie par un silence pesant, qui valait réprobation. La mère Brown leva les yeux au ciel; son mari fit une grimace exaspérée; Sofia pouffait; Effi était consternée et Gerard affichait un sourire incrédule, peinant à croire que je lui offre si facilement la victoire, dans notre rivalité pour séduire les Brown.

« Voilà une théorie originale, lança-t-il d’un ton sarcastique. Tu devrais écrire des romans! » L’oncle Bob ricana, histoire de faire tomber la pression; puis tous se tournèrent de nouveau vers l’écran, et firent comme si je n’existais plus. Défait et honteux, je me recroquevillai par terre, osant à peine lever les yeux.

Quand l’heure de partir arriva, Effi nous reconduisit, Gerard et moi; elle salua Gerard avec chaleur, et moi avec un embarras teinté de mépris.

Ce fut la dernière fois qu’elle m’adressa la parole; par la suite, quand je la croisai au bureau, elle m’ignora.

Elle épousa Gerard l’année suivante. Gerard reçut ensuite une offre d’emploi alléchante et démissionna, entraînant Effi avec lui. Je demeurai seul dans notre ancien cabinet comptable, célibataire, inconsolable et aigri.

Quatre ans plus tard a paru le fameux article du Washington Post. J’ai ressenti alors un incroyable sentiment de triomphe, mêlé d’incrédulité. Tout ce que j’avais dit s’avérait exact: la mission Apollo était une intox, personne n’était allé sur la Lune, la scène avait été tournée en studio, Armstrong était un acteur. Ce couillon de Gerard avait eu tort, les parents Brown aussi; hélas, il était trop tard pour leur plonger le nez dans leur bêtise. J’ai écrit malgré tout une lettre vengeresse à Gerard, pour le narguer, et une autre à Effi, pour lui suggérer qu’entre lui et moi, elle n’avait pas choisi le bon cheval. C’était mesquin, mais ça m’a fait du bien.

J’ai aussi écrit une lettre à Neil Armstrong, aux bons soins de la NASA, pour lui dire que je ne lui en voulais pas. Le pauvre a dû se demander de quoi je parlais.

Inutile de préciser qu’aucun des trois n’a répondu.

Chaque semaine de l’été, un écrivain imagine une nouvelle inédite inspirée librement par une photo emblématique du premier voyage sur la lune, il y a tout juste 50 ans.

Effi, Armstrong et moi

Bernard Quiriny

Lauréat du Prix Rossel pour Contes carnivores en 2008, Bernard Quiriny est un adepte de la littérature de l’imaginaire. Son dernier recueil de nouvelles, Vies conjugales, est paru en avril aux éditions Rivages.

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