CONSIDÉRÉ COMME L’UN DES PEINTRES LES PLUS INFLUENTS DE SA GÉNÉRATION, YUE MINJUN OPPOSE DEPUIS 20 ANS SON RIRE GRINÇANT ET OBSÉDANT À TOUTES LES ATTEINTES À LA DIGNITÉ HUMAINE. UNE BELLE LEÇON DE « RÉALISME CYNIQUE » À NE PAS PRENDRE À LA RIGOLADE…

Une fois franchi le seuil de la Fondation Cartier à Paris, il vous hypnotise et vous poursuit jusqu’à la fin de la visite, et même au-delà. Sujet central de ses toiles, de ses dessins, de ses performances et de ses sculptures, le rire est à l’artiste chinois Yue Minjun -dont c’est la première expo majeure en Europe- ce que la phrase à rallonge est à Proust: une obsession, une marque de fabrique en même temps qu’une arme artistique non conventionnelle.

Le rictus est présent dès ses premières peintures au début des années 90. A l’époque, celui qui s’est installé dans une communauté d’artistes près de Pékin représente ses amis hilares dans des décors chargés symboliquement: une tribune surplombant la place Tian’anmen, un escadron d’avions de chasse… Le style réaliste et la mise en scène rappellent l’esthétique pompier de la propagande officielle, sauf que le festival de zygomatiques dépasse clairement les bornes du politiquement correct. Au point qu’on comprend vite que les personnages affichent moins leur allégresse qu’ils ne se moquent du décorum et, par ricochet métaphorique, des autorités chinoises.

Le fou (rire) du roi

Ce pied de nez au régime et à sa censure (en apparence, rien qui fâche) deviendra encore plus évident à mesure qu’il affinera son style, ne peignant bientôt plus que son double rieur en caleçon, dupliqué à deux, trois ou des dizaines d’exemplaires en une caricature saisissante de l’uniformisation de la société chinoise. Une armée de sosies plantés dans des décors inspirés de l’imagerie populaire, flirtant souvent avec un surréalisme à la Magritte, quand ce n’est pas carrément avec l’absurde, comme quand il se représente au milieu de dinosaures. Manière sans doute de faire comprendre que l’homme en bave depuis la nuit des temps. Car ce rire incongru est-il autre chose qu’une pirouette face au malheur sous toutes ses formes?

« Mieux vaut en rire qu’en pleurer« , affirme le dicton. Yue Minjun en a fait son mantra. Expert en associations graphiques, pas seulement chinoises d’ailleurs puisqu’il a revisité certains classiques de la peinture occidentale –La mort de l’Empereur Maximilien de Mexico de Manet notamment, où il a remplacé les fusillés par ses clones rigolards…-, le quinqua exploite à merveille toute l’ambiguïté du rire qui sert aussi bien à exprimer la joie que la peur. D’où le malaise que l’on ressent à se prendre dans la figure son hilarité compulsive. On voudrait communier -le rire étant naturellement communicatif- mais notre inconscient nous l’interdit formellement car ces images valent leur pesant de gravité dans ce qu’elles dénoncent d’ignominies, de bassesses, même si c’est sur le ton de l’humour.

Dans les grandes salles de la fondation, l’effet miroir des tableaux, la plupart de grand format, est saisissant. Le rire résonne en silence. Comme prisonnier d’un cauchemar dans lequel se serait invité un Joker asiatique, le regard rebondit d’une rangée de dents à l’autre, ne sachant plus trop si finalement ce n’est pas nous qui déclenchons ces rires accusateurs. De qui se moque-t-il au fond? De lui-même pour commencer. Le rire n’est jamais loin de l’autodérision. Et de la dérision tout court, pilier de ce courant, le réalisme cynique, dont le peintre est un des principaux représentants. Une dérision dirigée contre les faux-semblants de son pays mais aussi plus largement contre les dérives du monde moderne. A l’image de ce tableau récent où on voit l’artiste se noyer à proximité d’un bateau sur lequel des Occidentaux prennent des photos au lieu de l’aider. Minjun est une version moderne du bouffon du Moyen Âge. Pour autant qu’il fasse se gondoler le roi, il pouvait balancer les pires vérités sans craindre de finir sur la chaise à clous.

YUE MINJUN. L’OMBRE DU FOU RIRE, FONDATION CARTIER POUR L’ART CONTEMPORAIN, JUSQU’AU 17 MARS 2013, 261, BOULEVARD RASPAIL, 75014 PARIS.

TEXTE LAURENT RAPHAËL, À PARIS

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