DANS WHIPLASH, SON DEUXIÈME LONG MÉTRAGE, L’AMÉRICAIN DAMIEN CHAZELLE DISSÈQUE LA CINGLANTE RELATION AMOUR-HAINE ENCHAÎNANT UN JEUNE BATTEUR DE JAZZ ACHARNÉ À SON PROFESSEUR PEAU DE VACHE.

« Mon premier film était beaucoup plus tendre, plus léger, mais parlait déjà de la difficulté de trouver un équilibre entre l’art et la vie, l’art et l’amour. Whiplash devait être plus dur. Il s’agissait de dépeindre un microcosme très cruel, tout simplement parce que, historiquement, le jazz est une musique très cruelle, faite de souffrance et de maltraitance. Prenez le bebop, par exemple, et ses phrasés très dynamiques. Il a en fait été inventé parce que les jeunes voulaient trouver une musique que les vieux ne pourraient pas jouer. Le style est donc né dans un violent mouvement de rejet. Les gens pour qui le jazz n’est que l’expression d’une liberté, qu’un art subtil et délicat, n’y comprennent absolument rien. »

Américain ayant grandi entre Princeton et… Paname, Damien Chazelle s’exprime dans un français impeccable. A 30 ans à peine, il signe avec Whiplash (lire la critique page 24) le portrait survolté et peu amène d’un jeune batteur ambitieux à ce point suspendu au bon vouloir de son mentor, tortionnaire despotique reminiscent à plus d’un titre du sergent instructeur vachard de Full Metal Jacket, qu’il se retrouve au bord de l’abîme, voire carrément au fond du ravin émotionnel. Brisé. « C’est très facile d’être un monstre et de maltraiter les autres. Mais il est autrement plus pervers de le faire tout en s’arrangeant pour que l’on continue à nous aimer. C’est ça qui est en jeu ici, et c’est quelque chose de très dangereux. »

La peur au ventre

Et l’enseignant, en effet, psychopathe de la discipline et de l’exigence peu porté sur le recours au renforcement positif, de flirter avec les extrêmes, tyrannisant notamment ses élèves à coup d’humiliations sadiques, de manipulations crasses et d’insultes homophobes sans sacrifier l’aura quasi mystique dont il jouit. « Par définition, il y a déjà quelque chose de profondément insécurisant dans le fait d’être musicien de jazz aux Etats-Unis: c’est un genre musical peu populaire, qui rapporte a priori peu d’argent, et puis, en tant que jeune jazzman, vous serez toujours moins considéré que les sportifs, par exemple. Pourtant, prenez la batterie: c’est quelque chose de très physique, qu’on pourrait rapprocher de la boxe. Les mains saignent, les bras s’anesthésient… Mais cela ne vous empêchera jamais d’être traité en petit geek de la musique, socialement parlant. Les stéréotypes ont tendance à faire du jazz une pratique raffinée, quasi féminine, parce que c’est artistique, complexe… En bon apôtre de la terreur, Fletcher sait comment manipuler les sentiments et les peurs de ses élèves, notamment en jouant d’insultes qui s’en prennent directement à leur masculinité. »

Partant de cette violence morale consentie, Chazelle élargit peu à peu le spectre de sa réflexion sur la détermination et l’ambition, scrutant dans un martèlement furieux de scènes volontairement répétitives les liens indissociables entre l’état de grâce et la douleur, la réussite et le sacrifice. « Je pense que l’art n’est pas facile, et que si c’est facile alors ça veut dire que c’est mauvais. Dans le même ordre d’idée, il est complètement idiot de croire que le talent peut être inné, que l’on peut naître génie. Prenez Mozart, par exemple, et le mythe de l’enfant prodige. C’est un leurre complet. Il suffit de s’intéresser à son parcours pour s’en rendre compte: c’est son père, son éducation, son milieu social qui ont forgé sa virtuosité précoce. Dès le plus jeune âge, il s’est entièrement consacré à la musique. A 5 ans, il avait engrangé un nombre d’heures de pratique supérieur à n’importe quel autre musicien de 20 ans. C’est pour ça qu’il était si bon. Ça n’a rien de magique, c’est scientifique. Le seul point commun aux génies de toutes les disciplines, c’est qu’ils bossent plus que les autres. Point barre.  »

Si le talent de Damien Chazelle est aujourd’hui indéniable, son stakhanovisme semble tout aussi avéré, le jeune cinéaste américain s’apprêtant déjà à tourner son troisième film, forcément ambitieux. « Il s’agira d’une comédie musicale à l’ancienne, dans la grande tradition des Vincente Minnelli, Stanley Donen et autre Jacques Demy. Le film s’appellera La La Land, et opposera Miles Teller à Emma Watson. La thématique reste pour ainsi dire inchangée, puisqu’il y sera à nouveau question de l’équilibre fragile entre l’art et l’amour, l’art et la vie. Mais l’émotion sera très différente: il s’agira d’une célébration joyeuse de la musique, loin de toute forme de brutalité (sourire). Ce sera en quelque sorte le double inversé de Whiplash. »

RENCONTRE Nicolas Clément, À Deauville

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