DANS LE BOULEVERSANT BOYHOOD, LE CINÉASTE AMÉRICAIN RICHARD LINKLATER FAIT UNE NOUVELLE FOIS DU TEMPS SON DÉFI… ET SON ALLIÉ! ET S’INSCRIT (LITTÉRALEMENT) DANS LA DURÉE.

Le tournage de Boyhood a pris… douze ans! A raison de quelques semaines chaque année, histoire de suivre l’évolution physique d’un personnage principal que l’on découvre âgé de six ans et qu’on quitte à 18. Le film est une fiction, écrite et revendiquée comme telle. Mais la vie, la vraie, s’y infiltre avec une force, une évidence, que seul a rendu possible ce processus intégrant le changement des corps et des esprits, la transformation physique et le temps qui passe, formidablement palpable. Admirable et très émouvant, Boyhood est un coup de génie cinématographique, doublé d’une oeuvre riche en résonances profondes. Richard Linklater s’y fait un allié du temps que tellement de ses collègues redoutent. Ce n’est pas la première fois. L’action de ses précédents Before Sunrise, Before Sunset et Before Midnight se déroulait chaque fois en l’espace de 24 heures…

« Le choix des sujets que vous décidez d’explorer définit non seulement votre filmographie mais aussi votre vie« , déclare un Linklater qui ne veut envisager les choses que « de manière très personnelle« . Le cinéaste était père depuis quelques années(1) quand il eut l’idée d’un film sur l’enfance, dans la lignée des Quatre cents coups. Adorant la manière dont Truffaut avait suivi le héros de ce film dans une série d’autres comme Domicile conjugal, voyant évoluer à des âges différents le personnage d’Antoine Doinel (joué par Jean-Pierre Léaud), il a ressenti « le désir de combiner l’expérience de la paternité avec mes propres souvenirs d’enfance, et cela sur un large canevas, proche de celui d’un roman« .

Conscient des limites du cinéma, qui devait normalement l’amener à prendre des acteurs différents pour incarner le héros de son film à ses âges successifs, Linklater eut « très soudainement l’idée lumineuse de tourner un peu chaque année les éléments d’un film qui se déroulerait de l’enfance à la fin de l’adolescence, de l’entrée à l’école à la fin du lycée« . Dès ce moment, explique-t-il, « tout m’est venu très clairement à l’esprit: l’histoire, le ton du film, mais si j’avais solutionné mon problème initial, je m’en étais créé un autre: ma passion pour le projet allait-elle pouvoir tenir durant douze ans?Heureusement, la matière potentielle était d’une telle richesse, et le portrait d’un enfant grandissant était aussi un portrait de la paternité, un portrait de la vie. Je savais que je ne m’en lasserais pas, qu’il s’agissait d’un puits si profond que je ne parviendrais jamais au fond. C’était la vie, les relations humaines, c’était tellement riche, tellement complexe, c’était infini… »

A travers le procédé choisi, Linklater a aussi voulu « embrasser la nature organique du cinéma, sa réalité telle qu’elle marquait les premiers films des frères Lumière à l’aube du cinématographe. Sa propriété fondamentale, son pouvoir inouï: enregistrer la vie! » Bien sûr, tout dans Boyhood serait écrit, scénarisé, la fin connue depuis le début par l’auteur, même si des changements viendraient au fur et à mesure des phases de tournage. « Mais si nous pouvions donner ce sentiment de voir la vie se dérouler devant nous, de la manière la plus réaliste, précise le cinéaste, je savais que le spectateur serait émotionnellement impliqué, tant il y verrait le miroir de sa propre vie: nous passons tous par l’enfance, par l’adolescence. Tout le monde ne grandit pas au Texas, bien sûr, mais tout le monde grandit, découvre, expérimente, connaît ces petits moments apparemment insignifiants mais qui, cumulés, font la trame de notre existence, bien plus que les grands moments supposés comme le premier baiser… »

Les douze années passées avec le film, Richard Linklater les a mises à profit pour réfléchir au processus de la mémoire, « au mystère qui fait qu’on se rappelle toujours de certaines choses et pas d’autres, qui paraissaient pourtant bien plus importantes sur le moment même. » Il fait le constat que « des émotions puissantes sont souvent attachées à des événements objectivement mineurs, que notre sensibilité investit et magnifie sans que nous sachions parfois pourquoi. »

Avec le temps

Samuel Fuller(2) disait du cinéma que « c’est une guerre, où l’ennemi est le temps« . Pour Linklater, le temps semble un allié, plutôt. « J’admire énormément Sam et son oeuvre, je l’ai connu personnellement, mais c’était un combattant, que la confrontation stimulait, commente le réalisateur de Boyhood. Pour moi, le temps n’est ni plus ni moins qu’un instrument pour organiser, un élément structurant naturel, tant au cinéma que dans nos vies. La charpente de Boyhood suit celle de la scolarité, de la première année à la douzième et dernière. Mais ce temps-là, celui -institutionnel- de la scolarité, est aussi façonné par l’évolution de nos relations aux autres, au monde et à nous-mêmes… » Quand il entreprenait les films de sa trilogie Before… , le cinéaste voyait la durée obligée de 24 h pour développer l’action comme « une manière de défi à relever narrativement, une structure contrainte mais aussi très stimulante. J’adore mettre dans chacun de mes projets, tous plutôt simples au départ, quelque chose de presque impossible à surmonter (rire). J’aime me retrouver dans un coin, à devoir trouver des idées pour en sortir! Le tout est que cette difficulté auto-imposée reste invisible pour celles et ceux qui verront ensuite le film… »

Dans le cas de Boyhood, pas question bien sûr de cacher le passage des douze ans qui voient Mason grandir et se transformer physiquement! Pour interpréter le personnage, Linklater n’a pas un seul instant imaginé choisir un non-acteur, parmi les copains de sa fille par exemple. « Je ne voulais pas me retrouver avec un gamin qui ne trouve tout à coup plus d’intérêt au projet et qui fait tout capoter en refusant de tourner la suite, explique le réalisateur. Il me fallait un enfant acteur qui puisse s’engager, avec des parents qui soient eux aussi en mesure de prendre un engagement dans la continuité. » Ellar Coltrane, sept ans au début du tournage, fut sélectionné au terme d’une procédure classique de casting, auquel Patricia Arquette (qui joue la mère) a participé de près. Il s’est inscrit à merveille dans un projet que le cinéaste compare à « une espèce de sculpture temporelle« , en constatant qu’il n’avait jamais ressenti auparavant « à quel point un film devient ce qu’il veut être, faisant de moi comme un parent qui cadre, éduque, mais ne peut tout imposer…  »

(1) IL FAIT JOUER, DANS BOYHOOD, LE RÔLE DE LA SoeUR AÎNÉE DU HÉROS PAR SA PROPRE FILLE LORELEI LINKLATER…

(2) RÉALISATEUR DES FORMIDABLES PICK UP ON SOUTH STREET, RUN OF THE ARROW, THE NAKED KISS, SHOCK CORRIDOR ET THE BIG RED ONE.

RENCONTRE Louis Danvers

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