Pas loin de 73 balais au compteur et toujours des yeux de gamin malicieux. Jean Giraud aka Moebius s’invite à la Fondation Cartier, à Paris, le temps d’une rétrospective. Petit tour du propriétaire avec le créateur du lieutenant Blueberry et du Bandard fou.

Intarissable et affable, dans la grande salle lumineuse du rez-de-chaussée de la Fondation pour l’art contemporain, Jean Giraud passe d’un dessin à l’autre sans jamais oublier d’évoquer une anecdote liée à son travail. Là, c’est une planche dans laquelle il a essayé de reproduire la luxuriance de la jungle imaginée par Hergé pour un album de Tintin. Ici, c’est sa première apparition comme personnage dans une de ses histoires. Une mise en abîme qu’il fut l’un des premiers à expérimenter dans le magazine Pilote. Plus loin, il s’étonne de l’accumulation de poussières sur l’original d’une couverture du Garage hermétique. Probablement un résidu de colle laissé par ses caches lors de la mise en couleur à l’aérographe… A déambuler ainsi avec l’artiste dans son £uvre, on s’aperçoit que son dessin n’est jamais figé. Pour s’en rendre compte, il suffit de parcourir un album de L’Incal. John Difool, le personnage principal de la série, peut y apparaître beau, hideux, quelconque ou magnifique. Cette transformation s’effectue sans artifice graphique. Pas question de faire changer son apparence en modifiant le rictus de son visage, en jouant avec les couleurs ou en changeant sa posture. Beaucoup plus subtil, Moebius redessine différemment son héros sans lui faire perdre son essence. Si bien que le lecteur ne s’aperçoit pas directement de cette transformation. Chez Blueberry, la modification est plus radicale. Si Jean Giraud commence par lui donner les traits de Jean-Paul Belmondo, icône de la Nouvelle Vague dans les années 60, il lui fait prendre par la suite les visages de nombreuses célébrités, de Keith Richards à Charles Bronson, tout en lui conservant son fameux nez cassé des origines. Les transformations de son visage suivent l’évolution de son caractère et de ses états d’âme. Qu’une rétrospective de l’£uvre de Jean Giraud soit baptisée Trans-Forme n’est donc pas incongru. D’autant qu’en matière de transe, l’homme ne cache pas qu’il a essayé quelques substances illicites pour chercher d’autres formes… d’expression, justement.

Moebius exposé à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, cela veut-il dire que la BD a enfin trouvé la place qu’elle mérite?

Sûrement. En temps que genre, la BD a opéré une sorte de mue ces 20 dernières années. Sur un plan économique, c’est devenu un secteur important, il suffit de regarder le nombre de publications pour s’en rendre compte. Dans le marché de l’art, les ventes de qualité se multiplient. Enfin, même s’il y a du déchet, d’un point de vue plastique, le niveau de la BD devient très intéressant. Plus important encore, la génération des lecteurs des années 70 est arrivée à maturité, elle est financièrement à l’aise. Pour ces anciens lecteurs, il est normal que la société tienne compte d’un univers qu’ils ont adopté, d’autant que celui-ci était en rupture avec la culture environnante de l’époque. D’un point de vue personnel, je ne vous cache pas que c’est merveilleux d’avoir été choisi par la Fondation Cartier, qui a un caractère de reconnaissance très importante en matière d’art contemporain.

Par votre dessin et votre écriture, vous êtes considéré comme un auteur moderne, presque d’avant-garde, or vous êtes attiré par ce que la modernité a mis de côté: pratiques chamaniques, aux médecines douces, le don de voyance, etc. Comment expliquez-vous ce paradoxe?

Ce n’est pas contradictoire, je suis un produit de la rationalité. Mais j’ai également dans ma pratique une familiarité constante avec des techniques d’ultra perception. Je ne peux pas me positionner de façon radicale, ni dans un sens, ni dans l’autre. Je suis dans un plan médian. J’ai la conviction que la rationalité, même l’hyper rationalité scientifique, va faire la jonction avec l’hyper subjectivité prétendue de la pensée magique, ce que l’on pourrait également appeler la sorcellerie ou ce qu’il en reste après la mutation globale de la planète à la modernité.

Giraud se farcit les aventures de Blueberry pendant que Moebius prend son pied dans des vagabondages graphiques où la création n’a pas de limite. Ces 2 modes de fonctionnement sont complémentaires?

Il y a toujours une bipolarité dans tout ce que je fais. Dans Blueberry, j’ai un côté besogneux, minutieux qui me permet de raconter des histoires, de faire de l’action, de l’ambiance. Avec Moebius, il y a du relâchement, du laisser-faire, du hasard, du délire, presque de la folie. Mais c’est toujours porté par un savoir-faire, un vocabulaire graphique impeccable que je dois à Blueberry. En utilisant la signature de Moebius, j’ai essayé de casser les limites que je m’imposais avec le western.

Vous avez signé le dessin de La Version irlandaise, un des derniers albums de la série XIII. Cette apparition est plutôt étonnante?

C’était le but, j’aime bien créer des chocs chez le lecteur. J’ai la sensation depuis le début de ma carrière d’être une sorte de fildefériste suspendu entre 2 rives, avec la foule en bas qui se demande si je vais réussir mon numéro. Je me vois comme un artiste donnant un spectacle ininterrompu. Pour moi, on ne voit pas Difool, le Major ou Blueberry, on voit Jean Giraud ou Moebius occupé à faire le clown. A faire l’intéressant devant tout le monde, je sais que je prends le risque d’en irriter certains et d’en décevoir d’autres. Mais sur XIII, je n’ai pas hésité. Quand on me l’a proposé, j’ai directement vu l’occasion de faire une pirouette qui participe d’une relation générale avec le lecteur. Je ne me présente pas comme un donneur de leçons ou un imprécateur. J’ai plutôt l’impression d’être un bouffon qui sautille et ne tient pas en place. Histoire d’en rajouter une couche, j’aime bien accompagner cette légèreté avec plein de discours très pompeux sur la réalité, sur ce qui se trouve derrière la réalité, et derrière ce qu’il y a derrière… J’aime bien me gargariser avec ce genre de discours New Age. Il y a des gens qui font cela très bien, presque de manière professionnelle, comme Jodorowsky que l’on prend parfois pour un rigolo alors que c’est un véritable thérapeute.

Comment expliquez-vous l’iconographie assez fascisante qui colle à la science-fiction? C’est assez prégnant dans L’Incal, réalisé justement en collaboration avec Jodorowsky?

C’est surtout lié à une science-fiction qui nous promet un avenir sombre. Dans le cas de L’Incal, c’est également lié à l’origine chilienne de Jodorowsky et à une tradition de la poésie sud-américaine très pessimiste et très lyrique. Mais bon, pour moi, c’est fini la science-fiction. C’est comme le jazz, c’est terminé. C’était le truc d’une époque. D’ailleurs, qui sait s’il y aura encore une bande dessinée en 2112. Il y a une vie et une mort des gens, mais aussi des institutions, des entreprises, des langues, des civilisations… et pourquoi pas des genres. Pour en revenir au côté sombre de la science-fiction, je ne pense pas que notre humanité soit malade ou l’être humain soit mauvais. On est dans une sorte de travail évolutif qui demande beaucoup d’efforts, mais qui est un passage obligé. Un peu comme le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Ce sont des crises de croissance qui sont plus ou moins permanentes. Chaque matin, on se lève pour vivre une crise potentielle. On est prêt à tout, même si on ne s’en rend pas compte. C’est pareil pour nos sociétés et la planète.

Si vous deviez relancer Métal Hurlant, quels dessinateurs actuels aimeriez-vous embarquer dans l’aventure?

De nombreux dessinateurs… Mais la question ne se pose jamais à moi car je n’ai jamais été partie prenante au niveau éditorial. Dans le cas de Métal Hurlant ou des Humanoïdes Associés, c’est Jean-Pierre Dionnet qui a tout goupillé. Maintenant, je pense que la nouvelle génération de dessinateurs s’est embarquée toute seule dans l’aventure éditoriale. Quand on voit le trajet de l’Association, c’est un projet dans lequel j’ai reconnu une certaine fraternité d’objectif et de trajet.

Sans vouloir vous vexer, on a parfois l’impression que vos derniers albums sont détachés de l’actualité. Comme si la marche du monde ne concernait plus Moebius?

Je pense que l’artiste n’est pas vraiment là pour commenter la société. Son rôle consiste plutôt à ouvrir des portes, à montrer certains chemins et à indiquer les voies possibles. L’artiste doit ouvrir des systèmes de perception sur le monde sans exclusive. Sans rejeter quoi que ce soit, en incluant tout. On a le droit de s’émerveiller sur un brin d’herbe ou un papillon, mais aussi sur un syndicaliste qui tombe amoureux d’une patronne de PME… l

Rencontre Vincent Genot, à Paris. photo renaud callebaut

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