Danse macabre

© MADAM (MODERN CHANDELIER DECORATION) © ALFRED KUBIN, COURTESY OF RICHARD NAGY LTD.
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

À Londres, le galeriste Richard Nagy offre une rétrospective inédite à l’oeuvre au noir d’Alfred Kubin, QUI a exprimé mieux que personne la fin d’un monde.

From Quickening to Dead

Alfred Kubin, Richard Nagy Ltd., 22 Old Bond Street, à Londres. Jusqu’au 03/11.

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From Quickening to Dead est une étrange proposition qu’il est difficile de ranger dans une case. Une exposition de galeriste à visée lucrative? Pas vraiment, rien ici n’est à vendre, les pièces ayant été prêtées par des musées autrichiens ou des collections particulières. De plus, les cimaises en question ont fait le choix de la confidentialité, nulle vitrine sur Old Bond Street: n’entrent donc chez Richard Nagy que les happy few qui savent. Propos muséal? Certainement pas puisque l’intéressé confesse oeuvrer pour contribuer à la notoriété de l’oeuvre de Kubin (1877-1959) dans l’espoir de peut-être voir ressurgir des oeuvres ou, au moins, de provoquer leur circulation. Néanmoins, la rigueur du propos -la période munichoise de l’artiste, des oeuvres de jeunesse comprises entre 1898 et 1906- témoigne du sérieux quasi scientifique avec lequel l’accrochage a été abordé. Richard Nagy le confesse, il a mis plus d’un an à monter cet événement qui rassemble une cinquantaine de dessins réalisés à la plume et à l’encre rehaussés de lavis, témoignant à certains endroits de remarquables effets de pulvérisation qui suggèrent des clairs-obscurs déprimés. L’atmosphère que dépeint Kubin n’est pas sans évoquer les temps présents, sur lesquels pèse une menace diffuse. La tonalité est spectrale, pesante. En voyant l’effroyable tableau qu’il donne du genre humain, c’est au Goya des Désastres de la guerre et des Disparates que l’on pense, quand ce ne sont pas les silhouettes d’Ensor, de Munch, de Rops ou de Bosch qui se pointent. En plus sombre.

Vie tragique

Les jeunes années d’Alfred Kubin ont été tragiques, abouchant à jamais la vie et la mort, Eros et Thanatos, dans son imaginaire. Les épisodes malheureux ont émaillé sa biographie: mort de sa mère alors qu’il avait dix ans, figure paternelle aussi encombrante qu’autoritaire, tentative de suicide à 19 ans, liaison trouble avec une femme enceinte plus âgée que lui… La coupe émotionnelle est pleine. Gare, car la décharge visuelle est intense, voire suffocante. On en prend la mesure à la faveur de quelques temps forts parmi la série de chefs-d’oeuvre exposés. Madam (Modern Chandelier Decoration) (1901) glace littéralement le sang. Une femme élégamment mondaine est pendue, au sens le plus létal du terme, à un chandelier. Crime, suicide, jeu sexuel qui a mal tourné -son buste dénudé est soumis à la gravité et deux tabourets se trouvent tout juste hors de sa portée, comme poussés du pied par un éventuel tourmenteur- ou encore élément de décoration humain… L’interprétation est peut-être ouverte mais la cruauté ne fait aucun doute. Il y a aussi Syphilis (1901), une terrifiante personnification de la maladie vénérienne à travers le portrait d’une femme allongée sur un lit qui n’est pas sans donner une réplique morbide à une certaine Olympia de Manet. Un bandage entourant partiellement la tête fait place à un pan de visage en loques. Une nuée de mouches attirées par les plaies ouvertes complète une scène dont le spectateur n’a aucune peine à imaginer les remugles. Rarement la condition humaine n’aura paru aussi misérable. Quoique. Un peu plus loin, un vieillard gît sur un lit, terrassé par un Elephantiasis (1900-1901) qui lui a enflé les membres inférieurs. Pas de doute: ce que nous susurre Kubin par le biais de ses visions géniales, c’est que cette humanité au corps malmené n’est qu’une mise en bouche des apocalypses dont le XXe siècle ne sera pas avare.

www.richardnagy.com

Michel Verlinden

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