MAGRITTE D’HONNEUR 2014, LE GRAND RÉALISATEUR EMIR KUSTURICA REND HOMMAGE À CES BELGES QUI L’ONT AIDÉ OU SONT DEVENUS SES FRÈRES EN CINÉMA.

Quand nous l’avons appelé sur son GSM, Emir Kusturica était dans ses montagnes du Sud-Ouest de la Serbie, dans ce village de Drvengrad (littéralement « village en bois ») qu’il fit bâtir en 2003 pour les besoins de son film La Vie est un miracle. C’est là qu’il a créé son école de cinéma, et que son festival de Küstendorf (le nom allemand du site) accueille depuis 2008 ceux et celles qui adhèrent à « la défense du cinéma d’auteur face à la terreur du marché… » Luc et Jean-Pierre Dardenne y ont animé, voici deux ans, un atelier. Au téléphone, Kusturica se réjouit de retrouver les frères à Bruxelles, qui ont tout comme lui remporté deux Palmes d’or à Cannes. Le premier but de sa visite étant de répondre à l’invitation de l’Académie André Delvaux, et de recevoir un Magritte d’honneur. A quelques jours d’aller chercher cette nouvelle distinction, le réalisateur d’Underground avouait « apprécier particulièrement un prix et une invitation qui sont venus comme une surprise, une bonne surprise. » « Voici deux ans, révèle le cinéaste, j’avais remis ma démission de l’Académie Européenne du Film, sur le constat que nombre d’institutions ont oublié le combat que je mène en faveur d’un cinéma européen intègre. D’où mon étonnement face à la nouvelle de ce Magritte. Et mon bonheur authentique, ma gratitude, par-delà les stéréotypes. Spécialement parce que la Belgique fut un des tout premiers pays à distribuer mes films, grâce à ma grande amie Eliane Dubois, malheureusement décédée l’an dernier… »

Kusturica ressent profondément la perte de la grande dame de la distribution indépendante en Belgique, infatigable animatrice de Cinélibre puis Cinéart. « Je n’oublierai jamais la manière dont elle me regardait, comme si elle était à chaque fois bluffée par ce que je faisais. Elle travaillait avec ardeur à faire que les films d’auteur trouvent le chemin d’un plus large public, d’un plus grand nombre d’écrans. La tendance aujourd’hui est à l’exact opposé, celle de faire du cinéma une marchandise comme les autres. Eliane était une combattante -je dirais presque une sainte- dans cette lutte pour unir spectacle et dignité. L’avenir sera difficile pour nous qui partageons cet espoir, car il n’y a plus personne de sa qualité ou de sa dimension pour le relayer… »

Mes frères Dardenne

A la mention des frères Dardenne, Kusturica réagit immédiatement en déclarant: « Nous formons une famille! Une famille de gens qui essayent avec ferveur d’avoir une expression forte, une philosophie, un sens social aigu, plaçant nos héros ou nos anti-héros au centre de situations sociales, historiques ou politiques réelles. Tout en refusant de nous limiter au public restreint des convaincus, en cherchant toujours une nouvelle audience. » Et de se souvenir de son expérience dans le jury cannois qui offrit leur deuxième Palme d’or aux frères. « J’étais le président de ce jury et nous sommes allés sans compromis vers le meilleur cinéma. Cela s’est joué entre L’Enfant et Broken Flowers de Jim Jarmusch, que j’aimais aussi beaucoup. J’ai été très heureux que les Dardenne l’emportent! Ces gens-là ne font jamais de mauvais film…  »

Lui-même doublement Palmé d’or pour Papa est en voyage d’affaires en 1985 et Underground dix années plus tard, Emir Kusturica ne nie pas l’évidence: « Sans Cannes, rien n’aurait été possible pour moi, ni pour les autres réalisateurs venant de petits pays. C’est le seul lieu, la scène unique, où nous pouvons nous montrer, afficher nos rêves de cinéma et nous faire ensuite accepter ailleurs dans le monde. C’est encore vrai aujourd’hui. Ce festival entretient la flamme… » Le contexte actuel ne fait, selon notre interlocuteur, que souligner la nécessité de pareille ouverture, tant « la situation s’est détériorée, les cinémas de l’est de l’Europe étant par exemple quasiment détruits… La domination de Hollywood réduit tout à une question de marché, ignorant des valeurs comme l’authenticité, l’expression personnelle. Nous devons inventer un système dans lequel le cinéma européen puisse survivre. C’est possible de le faire autour des grands noms qui se sont imposés et sont connus dans le monde, à l’égal des rares Américains s’inscrivant dans la même logique auteuriste comme David Lynch, Jim Jarmusch. Il faut garder l’espoir, et pour cela agir! »

La communication téléphonique s’interrompt brutalement alors que nous interrogeons le cinéaste -grand amateur de football- sur la prochaine Coupe du Monde et les chances de la Belgique. Une rupture due aux conditions de réception fragiles dans les rudes montagnes kusturiciennes. Et l’occasion d’échapper au souvenir cuisant du 0-3 infligé à la Serbie par les Diables Rouges durant les qualifications… L’important, c’est de toute façon le cinéma. Et il y aura un peu de Serbie-Belgique au prochain Festival de Cannes si, comme espéré, s’y retrouvent à la fois Deux jours, une nuit des Dardenne et On The Milky Road de Kusturica!

TEXTE Louis Danvers

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