DERRIÈRE LE PERSONNAGE CARTOONESQUE (FLOW DE CANARD FAÇON DONALD DUCK, POSE DINGO À LA GOOFY), BROWN EST SURTOUT L’ÉLECTRON LIBRE LE PLUS PASSIONNANT DE LA PLANÈTE RAP.

Il y a d’abord le titre de son nouvel album: Atrocity Exhibition. L’atrocité, le monstre, en l’occurrence, c’est lui. Danny Brown, freak de la scène rap américaine. Un excentrique sur une scène hip hop qui a toujours aimé ça, de Ol’ Dirty Bastard à Humpty Hump. Quand on le rencontre, dans un hôtel cool et branché de Londres, le rappeur a le physique de son personnage un peu foufou -un long corps d’échassier, surmonté d’un toupet désordonné. À un détail près cependant: ce jour-là, deux dents en or sont venues combler le trou béant laissé habituellement par les deux incisives supérieures manquantes -depuis que, gamin, il s’est fait renverser à vélo par un camion. La béance est devenue un peu sa signature visuelle: la dernière fois qu’il est apparu la bouche rafistolée, les fans se sont mobilisés derrière un hashtag: #bringbackgap…

Danny Brown n’est pas dupe. À 35 ans, il n’est plus vraiment un jeunot dans le business musical. Il sait très bien ce qu’il faut laisser à la caricature, jusqu’où elle a permis de l’emmener, tout en faisant gaffe de ne pas s’y laisser enfermer. « J’exagère, mais je ne me déguise pas. Il n’y a aucune fantaisie dans ce que je raconte, précise-t-il. En vérité, je ne parle que de moi, de ma vie. » En gros, celle de Daniel Dewan Sewell, né en mai 1981, du côté de Detroit. Sa bio raconte que ses parents l’ont eu tôt: quand sa mère accouche à 17 ans, son père n’en a alors que 16. Longtemps, les jeunes parents réussissent à le tenir à l’écart des « tentations de la rue », en le gardant enfermé à la maison, scotché devant sa console de jeux vidéo. Il faut dire que, dehors, Detroit a pas mal changé. À l’opulence des Trente Glorieuses a succédé le marasme de la crise économique. L’industrie automobile qui faisait la fierté de la ville a périclité. Même la Motown, l’usine à tubes, a déménagé ses bureaux à Los Angeles…

Detroit state of mind

À 18 ans, Danny Brown finit quand même par « s’échapper ». Il commence à dealer dans la rue. Se fait choper une fois, deux fois. Avant de se dire que la prison n’est peut-être pas le meilleur endroit pour assouvir sa passion: le rap.

Dès ses débuts dans le hip hop, il est un peu à part. Il ne vient ni de la côte Est, ni de la côte Ouest, mais d’une ville dont le rappeur le plus célèbre est blanc (Eminem). Avec son premier groupe, il est approché par Roc-A-Fella (le label de Jay Z), noue des contacts avec G-Unit (celui de 50 Cent). Finalement, c’est sur un label indépendant que Brown sort son premier album, en 2010. Son titre sonne comme une déclaration d’intentions: The Hybrid. Un premier indice pour signaler que le gaillard n’est pas près de se laisser coincer dans une case ou l’autre. Histoire d’un peu plus brouiller les pistes, le disque suivant, XXX, sort d’ailleurs sur Fool’s Gold, enseigne fondée par le DJ électro canadien A-Trak.

C’est avec cet album, encensé par la critique, que Brown fait le break. Sa personnalité se précise: aux paroles souvent dark répond l’humour et la dégaine de Dr Foldingue. Figure cartoonesque, Brown trouve aussi sa voix, nasillarde et haut perchée. Avec la nouvelle notoriété, le rythme s’accélère, les tournées se multiplient. Les excès aussi. Sur scène, c’est un joyeux boxon. Un jour, lors d’un concert à Minneapolis, une fan au premier rang se pique d’exécuter une petite gâterie à son idole, qui continue le show, imperturbable. L’affaire fait évidemment jaser, les uns reprochant le dérapage, les autres dénonçant au contraire ce qui peut s’apparenter à une agression sexuelle. Lui dégonfle: « It takes two to tango. »

À l’art du buzz, Danny Brown préfère en fait celui du contrepied. Le disque suivant, par exemple, n’a pas peur de s’intituler Old. En interview, pour en parler, il évoque l’influence de Radiohead, et de leur album Kid A, celui de la réinvention. « Je suis fan. Chaque fois que je peux les associer à ma musique, je le fais (rires). Si j’ai écouté le dernier? Oui. J’aime. Même si je crois qu’il doit encore grandir. Il faut parfois laisser le temps aux choses de mûrir. On fait partie d’une génération où tout doit aller vite, et être consommé rapidement. » S’il a pratiqué l’art de la mixtape et de l’EP, il continue de privilégier l’album, ce format « officiellement » démodé. « Ça reste la forme d’expression musicale la plus aboutie. C’est comme un long métrage, là où les morceaux sont juste des scènes. »

Aujourd’hui, Brown a rejoint l’écurie Warp. Un rappeur black de Detroit signé sur ce qui reste le label de nerd électronique anglais par excellence? « Ah ah ah, je ne l’avais jamais vu comme ça! » Dans le même (dés)ordre d’idée, le titre de l’album, Atrocity Exhibition, est emprunté à celui d’un morceau de Joy Division (sur Closer, dernier album du groupe cold wave mancunien, sorti en 1980). « Je ne sais pas pourquoi mais c’est comme s’il y avait toujours eu un lien spécial entre l’Europe et Detroit. C’est ici que la techno a trouvé refuge par exemple. Un producteur comme J Dilla a toujours été bien accueilli. Personnellement, je continue aussi à écouter beaucoup de grime anglais. »

À voir l’emballement suscité par les premiers singles, le nouvel album pourrait bien être celui de la consécration. Les grandes manoeuvres ont en tout cas commencé. Ce jour-là, le marathon promo passait, notamment, par un coup de téléphone en Nouvelle-Zélande, des interviews avec la presse allemande, avant d’enchaîner avec la journaliste du Monde. Du coup, attablé devant son English breakfast, Danny Brown débite. Aimable, affable, à l’écoute. Mais il débite (25 questions liquidées en 20 minutes). Les grandes confessions, ce sera pour plus tard. Les grandes théories aussi. « Honnêtement, conclut-il, je ne planifie rien. J’essaie juste de proposer quelque chose qui me ressemble. Si les gens trouvent ça bizarre, c’est pas grave. C’est mieux que de passer inaperçu. Au bout du compte, le but est quand même de proposer quelque chose d’original. Ça manque tellement à la musique aujourd’hui. Tout le monde recycle tout, tout le temps. J’ai envie de proposer de nouvelles voies, ou au moins d’essayer. » On sera les derniers à s’en plaindre.

DANNY BROWN, ATROCITY EXHIBITION (CRITIQUE PAGE 39), DISTR. WARP. EN CONCERT LE 19/11, AU TRIX, ANVERS.

RENCONTRE Laurent Hoebrechts, À Londres

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