A l’automne 1976, un bizarre incident à la télévision anglaise révèle l’existence des Sex Pistols à plusieurs millions de spectateurs outrés. Sur le plateau, la compagnie Rotten et leurs fans s’encanaillent en direct avec le présentateur Bill Grundy. La saga punk vient d’entrer au panthéon rock.

Siouxsie: J’ai toujours voulu vous rencontrer.

Grundy: Vous vouliez me rencontrer, vraiment?

Siouxsie: Ouais.

Grundy: On se verra après, d’accord?

Steve Jones: Espèce de porc, vieux porc!

Grundy: OK, vas-y chef, vas-y. Allez, t’as encore 10 secondes. Dis quelque chose de provocant. Steve Jones: Sale connard. Grundy: Vas-y, encore. Steve Jones: Sale enculé!

Grundy: Mais quel garçon intelligent!

Steve Jones: Enculé, pauvre type!

Bill Grundy: Bon, c’est tout pour ce soir. L’autre rocker, Eamonn, je ne dis rien de plus sur lui, nous serons de retour demain. Je vous revois bientôt (au groupe). J’espère que je ne vous reverrai plus. En ce qui me concerne: bonsoir.

Le 1er décembre 1976, en remplacement de Queen qui annule son apparition au show Today de Thames TV (BBC), les Sex Pistols se chargent de chauffer le plateau face à l’animateur Bill Grundy, aussi ivre que les membres du groupe et leurs copains du Bromley Contingent. La finale de l’émission, où le guitariste Steve Jones exhibe sa connaissance délicate de la langue anglaise, provoque un cataclysme national. Le lendemain, la presse s’étrangle devant ce tombeau d’ enculés servi en pleine tranche familiale… Le Daily Telegraph , journal de centre-gauche, titre en 4 colonnes à la Une:  » The Filth And The Fury » (l’obscénité et la fureur) et évoque le  » langage le plus grossier jamais entendu sur une chaîne britannique ». On ne voit pas très bien quelle campagne de marketing aurait pu sonner semblable coup de gong pour le premier simple des Pistols – Anarchy In The UK- sorti moins d’une semaine avant les couillonnades de Grundy. Jamais auparavant un groupe n’est apparu à la télévision sur le même plan -physique, spirituel, vestimentaire- que ses fans. Les 4 Pistols sont assis à côté de Grundy, les 4 du Bromley Contingent se tiennent debout juste derrière eux. L’image (visible sur YouTube) saisit Siouxsie et son futur bassiste au sein des Banshees, Steve Severin, une métisse (Simone Thomas) et un type qui a le bon goût de porter un brassard avec swastika, Simon Boy Barker. Les codes de comportement punk qui enflamment l’Occident dans les 12 mois suivants -arrogance et transgression- s’incarnent avec flamboyance dans cet instant télé. L’idée de tribu y est aussi puissamment incarnée. La déclinaison des looks entre nouveau et ancien monde est flagrante: Grundy et sa cravate de fonctionnaire imbibé tranchent sur l’apparence de Siouxsie, fausse blonde platine tombée de la planète glam pour incarner le punk.

Comme chez soi

 » Pendant 1976 et 1977, le punk a rassemblé des stylistes originaires de banlieue, des victimes de Bowie, des adolescents fugueurs, des radicaux endurcis des années 60, des gays hommes et femmes, des artistes, des poupées de discothèque, des criminels, des drogués, des prostituées de toutes les confessions, des hooligans, des intellectuels, des obsédés du gros beat, des parias de toutes les classes sociales.  » En définissant -largement- le punk dans son remarquable England’s Dreaming (Allia, 2002), Jon Savage ne peut s’empêcher de penser au Bromley Contingent, clique du Kent, où l’on trouve aussi un certain Billy Idol. Ce sont les premiers suiveurs des Pistols, pour la plupart des kids de la petite classe moyenne anglaise. Au mitan des seventies, ils fantasment tous sur Bowie mais l’arrivée de Johnny Rotten remet le compteur du look à zéro. De famille ouvrière catholique irlandaise, John catalyse la déconfiture sociale de l’époque: s’il s’habille avec des t-shirts déchirés -réunis par des épingles de sûreté-, c’est parce qu’il est  » trop pauvre » pour s’acheter du neuf. A voir. Vieux mantra artistique: le punk nie la tradition rock tout en la recyclant. Des teddy boys, ils reprennent les creepers en daim à semelles compensées, des bikers, le futal en cuir, des mods, l’idée des cheveux courts mais servis à la sauce (menthe) 1976: coupe au sécateur, graissée de pointes (plus tard, victime du fameux ciseau iroquois), et laboratoire de teintures douteuses. La tignasse de Rotten -baptisé pourri à cause de son record olympique en caries dentaires- tend vers le roux flamboyant ou le jaune canari. Les vêtements sont de la récup: costards élimés, cuir d’aviateur dégradé, pulls en mohair, treillis, fripes qu’on peut foutre en l’air sans se préoccuper des mensualités à honorer. Et puis l’épingle de sûreté n’est pas seulement un artefact de couture tiers-mondiste, elle se porte également en boucle d’oreille. La chose de métal peut aussi traverser la joue comme un piercing d’avant mode: les punks sont la première tribu rock à pratiquer la scarification, à porter des accessoires SM, des colliers de chiens. Choquer le citoyen lambda, bousculer le hippie, mépriser les stars en place: le look est le manifeste d’une nausée politico-sociale. Chômage, urbanisation catastrophique, paupérisation de la working class, manque plus que la Thatcher qui devient Premier Ministre karcher en 1979. Un slogan se brode facilement sur l’avenir: No Future. Le règne suprême est celui du home-made: tirettes rajoutées partout ou pull transparent en mailles larges tricoté par maman. Malcolm McLaren et sa comparse Vivienne Westwood exploitent le street chic punk: chez SEX , leur boutique au bout de King’s Road, défile tout ce que Londres compte de punk. Très vite aussi, des hardes de touristes continentaux y claquent des sommes folles, ou pas, pour des frocs plastiques, des t-shirts provocs et une utilisation volontiers ambiguë du symbole nazi… Décidément, McLaren, d’origine juive, aime beaucoup l’odeur de souffre. Il y a bien des factions punks définies -comme celle du Bromley- mais pas de gangs au sens propre. En Angleterre, le punk est une vague de fond hétéroclite et bâtarde, qui nettoie les scories d’un rock devenu prog et prétentieux. Parfois, ce sont des gamins de 13 ans qui déchirent la veste de grand-pa, enfilent 3 badges et essayent la tondeuse maison dans les cheveux, pour aller voir The Clash. Dès leurs débuts, ceux-là taillent leur propre apparence: des chemises d’occase bariolées au pochoir comme des artefacts de chez Pollock, des jeans maculés, des cravates fines et noires, la coiffure en colère. Ils font grande impression. Politiquement, Strummer s’affiche en t-shirt RAF/Brigade Rosse. Du coup, on trouve en vente, à Londres, des badges de ces 2 groupes d’extrême-gauche qui terrorisent l’Allemagne et l’Italie des années 70/80. Quand Strummer et Clash montent sur scène en avril 78 en tête d’affiche d’un concert anti-nazi londonien, 80 000 punks font un pogo qui a tout de la marée humaine. Leur pendant négatif, Sid Vicious, fils de hippie défoncée, a inventé cette danse de concert à son image, ultime volonté de célébration chaotique. Comme au judo, au pogo, on agrippe l’autre, on sent son souffle, on suit le mouvement de son corps, on ne forme plus qu’un le temps d’un morceau qu’on finit épuisé alors que les derniers accords s’éteignent dans les crachats. Ah oui, le glaviot, la salive est un truc encore plus con de l’époque: on aime le groupe donc on lui crache dessus! Certains concerts se font dans un mur de salive: en 1979, Strummer se chope une hépatite dans ces circonstances mouillées. Bizarrement, la violence est plutôt défensive, face aux teddy boys qui crisent ou aux skins du National Front. Dans une première période carnassière -été 1976, été 1977-, le punk sera essentiellement un phénomène britannique. Il essaimera sur le continent, en Belgique de façon marginale ( cf. encadrés) mais trouvera un fabuleux terreau commercial en Amérique du Nord, dans les années 90, avec Green Day et consorts. C’est oublier que les Ramones -4 faux frères en blousons de cuir ayant grandi dans le Queens- sortaient leur premier album en avril 1976, 8 mois avant que les Pistols ne fassent scandale chez Grundy. Rappelez-vous en chaque fois que vous croiserez un punk à crête et à chien puant… l

la semaine prochaine: les années 80

Texte Philippe Cornet

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