Comme Riad Sattouf ou Joann Sfar avant lui, Pascal Rabaté délaisse, pour un temps, crayons et BD, pour passer derrière la caméra. Adapté de son album éponyme, Les petits ruisseaux lorgne joliment du côté de Tati.

Premier long métrage de Pascal Rabaté, Les Petits Ruisseaux a des allures d’ovni dans le ciel du cinéma français. Un film qui parle de la vie amoureuse des seniors, voilà qui est peu banal, en effet; d’autant moins qu’il assortit son sujet d’un regard sur le monde attentif aux marges, en même temps que d’une poésie et d’un ton rappelant l’£uvre d’un Jacques Tati. S’il signe là son coup d’essai cinématographique, le réalisateur n’est pas pour autant un inconnu: venu à la bande dessinée avec Exode, en 1989, Rabaté s’en est imposé comme l’une des figures majeures, l’auteur notamment de Ibicus, adaptation d’Alexis Tolstoï; celui, également, des Petits ruisseaux, dont le film est une transposition fidèle. Après ceux de Riad Sattouf ou Joann Sfar, son passage derrière la caméra vient confirmer que les auteurs de BD peuvent désormais trouver dans le cinéma un médium à leur main. Il nous en parlait, et de bien d’autres choses encore, lors de son passage au récent Festival du film européen de Bruxelles.

Qu’est-ce qui vous avait inspiré l’album Les Petits Ruisseaux?

Le fait que l’on parle d’une société française et européenne vieillissante, et de n’en voir aucune trace, ni sur les murs, ni imprimée sur papier, ni montrée au cinéma. On parle beaucoup des problèmes des quadras ou des problèmes existentiels de trentenaires, mais assez peu de la vieillesse qui, lorsqu’elle est traitée au cinéma, l’est plutôt par le côté échoué, des fins de vie avec quelque chose d’assez pathétique et larmoyant. J’ai voulu balancer une histoire là-dessus: j’avais envie de parler de quelqu’un qui rebondit, qui décide de reprendre sa vie à pleines mains. Ce qui correspond à mon espoir de me dire qu’à 70 balais, je pourrai encore me prendre en mains, être autonome, avoir le goût et l’envie de l’imprévu et de l’instant.

Quelles lignes de conduite avez-vous adoptées dans le travail d’adaptation?

Je suis bien sûr parti de la BD pour écrire le scénario. Une fois cela fait, je voulais tourner dans le Maine-et-Loire, que je connaissais bien, et dans des lieux où il y avait déjà un vécu, qui soient habités et porteurs de sens, mais aussi d’une certaine poésie; des lieux où était passée la patine, celle du temps, et celle des gens. J’ai alors évacué le bouquin, en ne pensant plus à la représentation des lieux et des choses, mais en essayant de voir ce qui était intéressant dans la géographie et dans les lieux eux-mêmes, choper des détails qui sont des espèces de verrues ou des incongruités dans les paysages, tout en veillant à ne pas faire dans l’exotique.

En termes de mise en scène, vous inscrivez aussi le propos dans une dynamique burlesque…

A fond. Je voulais travailler avec des focales courtes, pour que le paysage soit omniprésent, pour que les corps existent. Je ne voulais pas d’un cinéma cul-de-jatte, où l’on n’a que les visages. L’humour devait se situer dans ce que je donne à voir plutôt que dans le portrait à charge des personnages. L’image doit être une espèce de fête, où les décors racontent les personnages en creux. J’aime voir des gens inscrits dans un lieu, dans une topographie ou dans des espaces. En France, je ne trouve plus cela -les derniers films francophones où des gens étaient dans une vraie géographie, ce sont pour moi ceux de Bruno Dumont, et le Eldorado de Bouli Lanners.

Comme ce film, et comme ceux de Kervern et Delépine, Les Petits Ruisseaux est un road movie où se déploie une vision du cinéma alternative.

Oui, et il y a d’autres choses. Je fais le portrait d’une France qui perd et qui gagne à être connue, c’est déjà ça. C’est comme les vieux, on n’en parle pas, on ne la montre pas. Le cinéma est urbain, en France, et quand on parle du monde paysan, on ressort les fermes avec les poutres apparentes, du sol en terre battue, et des tracteurs des années 40. Moi, cette France-là, je ne la connais pas, elle n’existe plus. Les uns et les autres, on va chercher l’inspiration dans un terreau qui est en dehors des routes à 3 voies.

Peut-on y voir un geste politique, qui passe chez vous par le refus du jeunisme, ou par cet éloge de la vie au ralenti, cristallisé dans cette voiture sans permis?

Oui. On vit dans une dictature du jeunisme, c’est sûr. Et la voiture sans permis est quelque chose qui m’a toujours fasciné, pour de multiples raisons: d’abord, par son côté ridicule, mais aussi parce qu’elle ne ressemble à aucune voiture actuelle. Les véhicules sans permis des années 80 ou 90, c’est déjà toute une histoire: cela veut dire que la personne, soit, elle s’est fait retirer tous ses points de permis, et elle est en échec; soit elle n’a jamais réussi à passer le permis, donc elle est toujours en échec; soit elle n’a pas les moyens de s’acheter une bagnole normalement. Il y a déjà 3 pistes intéressantes, et on est en train de parler de gens que la société ignore de toute manière. J’adorais un cinéaste des années 70, Joël Seria. Il a réussi, avec Les Galettes de Pont-Aven ou Charlie et ses deux nénettes, à faire des films avec des histoires intéressantes qui vieillissent bien. Il avait été représentant de commerce, et il faisait des films sur les représentants de commerce. Socialement, c’est tellement rare, ce sont devenus des documents sociologiques. La volonté politique, c’est de montrer une France ignorée des supports et des médias. Ce qu’on retrouve aussi dans notre cinéma, c’est qu’il n’y a aucune condescendance. J’ai voulu montrer une société qui n’a pas la parole, et la montrer sans fard, sans condescendance et sans forcément de l’admiration, mais surtout sans mépris et sans cynisme.

En un an, on a découvert les premiers longs métrages de Riad Sattouf, Joann Sfar et maintenant le vôtre. Comment expliquer que les auteurs de BD soient plus nombreux aujourd’hui à se tourner vers le cinéma?

C’est un heureux hasard, ou un hasard tout court. Nous avons tous été approchés, et la meilleure façon de faire du cinéma, c’est qu’on vienne vous chercher; pourtant, ce n’est pas faute d’avoir voulu rentrer par la fenêtre ou par la porte. Et ce n’est pas qu’un hasard: Sattouf, avec la vie des jeunes, Satrapi avec l’Iran, ou moi, nous parlons de sujets d’actualité -il y a donc un intérêt à retranscrire. Quant à Joann Sfar, c’est quelqu’un de tellement protéiforme, avec tellement d’envies. On est venu nous chercher, pour différentes raisons. Il y avait des sujets d’actu, et on avait peut-être moins peur que la génération d’avant de passer derrière la caméra.

Pourquoi?

Les auteurs de la génération précédente avaient plus tendance à faire leurs bandes dessinées dans leur coin, la BD était complètement recroquevillée sur elle-même. Le manga a fait énormément de bien au support, en montrant que les codes n’étaient pas définitivement assis, qu’on pouvait refaire des choses avec les modes de narration, casser les formats, partir sur l’auto-fiction. Et en même temps, Art Spiegelman est arrivé avec son journal sur ses parents, un dessin hyper économique et une distance qu’on n’avait pas l’habitude de prendre. L’Association est venue sur ces entrefaites, et l’on a assisté à l’éclosion d’une génération différente de celle qui était installée -autant ses devanciers étaient vraiment dans leur monde, autant elle était plus encline à aller chercher l’inspiration ailleurs, à voyager. Peut-être qu’on avait ce regard sur le monde, et des écritures qui pouvaient être transposées.

Rencontre Jean-François Pluijgers

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