SEIZE ANS APRÈS SON DERNIER ALBUM À QUATRE, BLUR, CE JOYAU POP DE LA COURONNE BRITANNIQUE, AJOUTE UNE NOUVELLE PIÈCE À SA DISCOGRAPHIE. UN RETOUR INESPÉRÉ. ET PAS LOIN D’ÊTRE TRIOMPHAL.

« Un autre gars déchargeait ses affaires du coffre de la voiture de ses parents au moment où j’arrivais moi-même dans le hall de la résidence universitaire. Je l’ai vu sortir une guitare. Il était couvert de peinture, mais même sans cela il était évident qu’il était étudiant en art.(…) C’est un moment dont je me souviens très clairement. Je l’ai apprécié dès l’instant où je l’ai vu, avec la certitude que l’un des personnages principaux de ma vie venait d’entrer en scène. » Londres, fin mars. Un peu plus de 25 ans après la première rencontre entre Graham Coxon et Alex James(1), le pantalon du guitariste est toujours salopé de taches de peinture blanche. Certainement un chantier à terminer avant de venir… A moins que ce ne soit sa tenue de gala? Le moment est en effet important. Ce jour-là, Coxon, Alex James (basse), Dave Rowntree (batterie) et Damon Albarn (leader hyperkinétique) se retrouvent pour présenter sur scène le nouvel album de Blur, The Magic Whip. Le premier en douze ans…

Le showcase a lieu du côté de Portobello. Autant dire à la maison. Le magasin de disques/label Honest Jon’s -dans lequel Albarn a investi- n’est pas loin. Dans le fond, la Trellick Tower accroche l’oeil, tour d’habitation dont le modernisme sixties aussi fascinant que mal embouché a servi de décor pour des vidéos de Blur (For Tomorrow) et Gorillaz (Tomorrow Comes Today). Le rendez-vous a été fixé au Mode, club planqué sous le viaduc, under the Westway. Il est à peine 15 h, et à l’intérieur, quelque 300 personnes s’y pressent déjà -principalement les médias et le label (les fans, c’est pour le concert du soir)-, dispersées entre l’étage et la fosse. Mission du jour pour le groupe: jouer l’intégralité du nouveau disque. Au-dessus du public a été accrochée une réplique géante d’un Spitfire: les grandes manoeuvres ont commencé…

Si le rock a encore aujourd’hui une quelconque importance dans l’industrie du disque, elle se mesure probablement à l’aune d’une sortie comme celle de The Magic Whip. Elle est événementielle, se doit forcément de l’être: les auteurs de tubes aussi massifs que Girls & Boys, Song 2 ou Parklife n’avaient plus produit d’album studio depuis Think Tank, chant du cygne magnifiquement cabossé sorti en 2003. A l’époque, tirant la gueule, épuisé aussi par une décennie d’excès en tous genres, le guitariste Graham Coxon avait plus ou moins retiré ses billes du jeu, présence fantomatique d’un disque troussé finalement à trois.

Une décennie plus tard, tout le monde s’est rabiboché. C’est du moins ce qu’on a envie de voir sur scène, cet après-midi-là. Ça joue bien, vite, fort. Appliqué, mais avec envie. Il y a des « lalala » (Ong Ong), des « wouhou » (I Broadcast) et des bouteilles d’eau balancées sur les premiers rangs. Une bande de potes qui remontent au créneau et qui y trouvent toujours du plaisir. Même si évidemment personne n’est dupe: sur le cirque médiatique (les sourires narquois d’Albarn, le regard vitreux de Coxon) ou, surtout, sur le fait que l’on ne soit plus en 1994… Un mois plus tard, au téléphone, le batteur Dave Rowntree ne dit pas autre chose: « Personne ne s’imagine revenir en arrière, comme pendant les « good old days », quand Blur était notre boulot à temps plein et que l’on sortait un disque tous les deux ans avant de partir en tournée pendant six mois. Ce temps-là est révolu. Nos agendas sont trop remplis, la pression trop grande. On a envie que cela reste relativement low-key… »

Hong Kong transit

Depuis quand Blur tournait-il autour de l’idée d’un nouveau disque? Compliqué à dire. A en croire les protagonistes, l’option n’a été envisagée sérieusement que très récemment. The Magic Whip relèverait même de l’accident. L’histoire aurait dû en fait s’en tenir aux « nonante glorieuses »: le parcours d’un groupe emblématique, héros de la Britpop -ce regain de fierté nationale monté en réaction au triomphe de la vague grunge américaine. Tout était là: les tubes, la gloire, les rivalités (avec Oasis), les filles, les drogues… Et puis surtout, ce truc terriblement, essentiellement anglais, mélange de fulgurance populaire et de réflexion arty. Une musique de morveux, d’arrogants magnifiques et rigolards, entre le chant hooligan et la symphonie céleste -peut-être l’une des dernières fois que le « génie britannique » d’après-Guerre a pu s’exprimer pleinement. Avec les albums 13 (1999) et Think Tank (2003), Blur avait même réussi à dégager de nouvelles pistes, avant d’imploser en plein vol. Le schéma rock classique: trop, trop vite, et au bout de la course folle, l’impasse…

Dès 2009, pourtant, Blur est remonté sur scène -à Hyde Park, Glastonbury… Il le fera encore régulièrement par la suite (aux JO de Londres de 2012, à Rock Werchter en 2013…). Mais sans que cela ne se traduise par un nouvel album, ne lâchant, du bout des lèvres, qu’une paire de morceaux inédits. Un pas en avant, deux pas en arrière. Après tout, le leader Damon Albarn avait déjà assez à faire, toujours entre deux projets (le carton cartoon Gorillaz, le collectif Africa Express, pour n’en citer que deux). En 2012, quand un journaliste du Guardian lui demanda s’il était raisonnable d’attendre un nouveau disque de Blur, Albarn répondit par la négative. L’information fut évidemment reprise un peu partout. En faisant l’impasse sur la suite de l’interview. Plus loin, Albarn expliquait par exemple: « J’espère que c’est la vérité, que c’est comme cela que l’histoire va se terminer… Disons que l’une des choses que j’ai apprises est que, quand je pense avoir réglé une histoire une bonne fois pour toutes, que je crois savoir comment cela va se passer, la suite se déroule rarement comme prévu…  »

De fait. Un an plus tard, en mai 2013, Blur doit enquiller une série de concerts en Asie. La suite a déjà été expliquée un peu partout. Dave Rowntree s’y colle: « On avait joué à Hong Kong. On aurait dû ensuite enchaîner avec un festival à Tokyo, mais il a été annulé (tout comme la date prévue juste avant à Taiwan, ndlr). Du coup, on s’est retrouvé avec un trou de cinq jours dans notre planning. Cela n’arrive pas souvent. Le choix était simple: soit rentrer chez nous, retrouver notre famille, et essayer de se rappeler qui ils étaient; soit passer un peu de temps en studio, situé tout près de l’hôtel, et voir ce qui allait se passer. » Sans autre ambition? « Non. On a souvent bossé comme ça. Vous ne savez jamais ce qui va en ressortir: un single, une musique de film, un album, rien… Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que l’on se retrouvait à enregistrer des choses depuis 2008. »

L’année du mouton

La suite ressemble à l’histoire du fils prodigue. Le coup de la rédemption et du grand pardon. Celui qui avait précipité la fin de Blur est aussi celui qui va le reprendre en main, et le remettre sur les rails. Graham Coxon décide en effet de se repencher sur les bandes ramenées de Hong Kong.Avec Stephen Street, producteur historique du groupe, Coxon commence à chipoter, et à envisager la possibilité d’en tirer un album. Même Albarn se met à y croire, et retourne quelques jours à Hong Kong pour retrouver le fil des textes qu’il avait commencé à pondre sur place.

Le 19 février dernier, jour du Nouvel an chinois, Blur se réunissait finalement dans un restaurant de China Town, à Londres, pour annoncer l’improbable: la sortie d’un nouvel album…

La surprise est totale. « Même moi, je ne revenais pas du fait que le secret ait été aussi bien gardé, je pensais qu’il allait être éventé avant Noël« , dixit Rowntree. En 2015, cela pourrait même paraître suspect: est-il encore possible de contrôler l’atterrissage d’un nouveau disque, d’annoncer sa date de parution, et de s’y tenir? Et si oui, ne faut-il pas y voir un signe inquiétant de désintérêt? Un album qui ne fuite pas aujourd’hui est-il un album dont tout le monde se fout?… Faudrait quand même pas pousser.

Si le coup du come-back est devenu un exercice classique dans le rock, il n’en reste pas moins délicat. Comment éviter qu’il ne passe pour une simple opération mercantile? La manoeuvre est toujours au minimum suspecte. Sauf chez Blur. Depuis son retour sur scène en 2009, le groupe a réussi à balayer tous les soupçons. Et maintenir les attentes. Voire les gonfler… C’est d’ailleurs le plus frappant dans toute cette histoire: Blur revient auréolé d’un statut… qu’il n’imaginait probablement pas acquérir quand il s’est séparé (tout l’inverse d’Oasis, à cet égard). Les aventures musicales d’Albarn surtout (lire ci-dessous) ont donné rétrospectivement à Blur une nouvelle épaisseur, un crédit inespéré. Le groupe aurait pu prendre la poussière dans les livres d’Histoire de la Britpop. Au lieu de ça, il revient par la grande porte. Mais (presque) sur la pointe des pieds. Un band ordinaire sortant un album comme tombé du camion, de manière très classique, sans chercher à infiltrer votre compte iTunes, ni à vous prendre par surprise. Un album qui ne réinvente rien, pas même la musique du groupe, mais qui fait peut-être encore mieux que ça: lui redonner une pertinence. Pour un groupe qui a toujours cherché à s’ancrer dans son époque, que demander de plus?

(1) TELLE QUE RACONTÉE PAR ALEX JAMES, DANS SON AUTOBIOGRAPHIE BIT OF A BLUR.

TEXTE Laurent Hoebrechts

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