UNE NOUVELLE DE DOUGLAS KENNEDY

« Tu es vraiment à la poursuite de ta dernière chance, hein? » Ça, c’était ma femme s’exprimant à l’aube ce matin. La garce. Surtout, ne jamais se marier avec quelqu’un qui est encore plus déçu par la vie que vous: la dépendance mutuelle augmente à vitesse grand V et vous vous retrouvez à vous réveiller aux côtés d’un être qui passe sa journée à s’enfoncer un peu plus dans sa négativité toxique. En particulier si elle -dans notre cas- vous considère comme la seule raison pour laquelle elle vit dans un coin paumé, élève deux enfants et rapporte au foyer un modeste mais indispensable deuxième salaire en assurant vingt heures par semaine à la bibliothèque de la petite université du Maine où j’enseigne.

C’est un établissement relativement bien coté, non dans le peloton de tête des universités du pays mais pas non plus dans la dernière ligue. La ville est l’une de ces agglomérations qui, après avoir prospéré grâce aux industries locales et avoir abrité une bourgeoisie aisée -d’où l’existence du campus-, a basculé dans la dépression d’un monde où les usines n’existent plus que dans les lointaines contrées à la main-d’oeuvre bon marché, et où les indigents et les chômeurs traînent la savate entre les vestiges décrépits de son âge d’or.

L’université elle-même est installée au sommet d’une colline, confortablement séparée par plusieurs kilomètres de cette cité à la dérive. Le campus est assez joli, dans le style modérément pseudo-gothique apprécié en Nouvelle-Angleterre. Mes étudiants ne sont pas nuls mais ils manquent en général de caractère et de passion. J’enseigne la création littéraire, ici, et je déteste ça mais je me garde de l’exprimer à voix haute parce que cela ne ferait qu’alimenter le désespoir que je tente de contenir chaque jour.

Louise, ma femme, est toutefois parfaitement au courant de mon état d’esprit. Quand nous nous sommes connus à New York (Manhattan, pas la banlieue) il y a dix ans, j’étais un romancier passant encore pour « prometteur », une notion qui peut se révéler aussi encourageante que traîtresse. Louise était chef de rubrique dans une revue féminine. Tout nous semblait possible, le monde était à nous. Et puis, alors que notre histoire entrait dans sa troisième année, mon quatrième roman a été refusé par tous les éditeurs de la ville, étant donné que les trois précédents avaient rencontré un succès critique des plus limités et avaient fait un four sur le plan commercial. Les commandes de la presse écrite, qui avaient abondé à l’époque où j’étais un romancier qui commençait à être publié, se sont taries. Louise est tombée enceinte de notre première fille. Son salaire au magazine permettait de payer le loyer, mais guère plus. « Il faut qu’on bouge », m’a-t-elle assuré; « trouver un endroit où tu puisses continuer à écrire mais où on ait quand même une vie ».

Le sous-entendu était clair: « Va enseigner. » En conséquence, je me suis mis à chercher activement un poste dans une université. Le meilleur qui se soit présenté était dans celle de ce coin perdu du Maine. C’était correctement payé et Louise, laissant derrière elle son passé de citadine cosmopolite, a choisi pour nous une maison « avec un grand potentiel » au bord d’un fleuve dans une petite ville à une vingtaine de kilomètres. Si le prix était raisonnable -l’équivalent d’un an et demi de mes émoluments-, les chambres étaient étriquées et l’environnement plus rural que bucolique.

Pourquoi me suis-je laissé entraîner dans tout ça? Parce qu’avec mon roman rejeté de toutes parts, mon agente se disant peu impressionnée par les cinq chapitres du manuscrit en cours que je lui avais montrés et aucune proposition de contribution journalistique en vue, je me retrouvais professionnellement parlant dans le mur à trente-trois ans -oui, le fameux âge de la crucifixion… Enseigner, c’était une source de revenus et de stabilité, un moyen d’assumer mes responsabilités de mari et bientôt de père. Et aussi, en théorie, cela me laisserait le temps d’écrire pour moi.

Quand nous nous fourrons dans une impasse que nous avons nous-mêmes conçue, nous sommes souvent enclins à nous rassurer en répétant que c’est seulement un compromis momentané, un pis-aller répondant aux exigences du moment d’où nous nous échapperons dès que ce sera possible. Et puis les dures réalités de l’existence interviennent, sous la forme de déclarations comme: « Ne viens pas me dire que sous prétexte que ta foutue « inspiration » t’est soudain revenue, tu ne vas pas t’occuper des gosses ce samedi pendant que je suis à mon cours de yoga. »

Ça, c’était Louise hier soir, sur les nerfs après encore une nuit blanche avec Justine, notre bébé d’à peine trois mois en proie à la colique. Que nous ayons eu un deuxième enfant est la preuve de notre détermination commune à nous engager un peu plus dans une voie sans issue. À vrai dire, depuis que nous nous sommes repliés dans le Maine, ma femme et moi avons tout fait pour créer une ambiance de marasme conjugal à la Strindberg dans cette bicoque que nous en sommes tous deux venus à haïr.

Que l’on ne se méprenne pas, toutefois: j’adore mes filles, je ferais n’importe quoi pour elles. Le problème, c’est qu’il n’y a plus d’amour entre leur mère et moi depuis longtemps. Nous sommes deux acteurs jouant des rôles ingrats et rabâchés, elle celui de la mère à moitié au foyer, amère et frustrée, moi celui du mari harassé par les compromis et à la créativité en berne. Nous nous sommes délibérément enfermés dans cette scène étouffante, et chacun en rejette le blâme sur l’autre.

Le fait est que je me suis récemment attelé pour de bon à un nouveau projet de livre. Je l’ai dit à Louise, qui voit bien que je me suis remis à travailler dur. Chaque soir, une fois revenu du campus, après avoir passé un moment avec les filles et avoir dîné dans une atmosphère toujours tendue avec Louise, je referme la porte de mon bureau derrière moi et j’écris jusqu’à minuit et plus, environ cinq pages par séance. C’est un peu comme si je marchais à la dexedrine ou je ne sais quelle substance chimique qui permettait à Jack Kerouac de rester au clavier de sa machine à écrire une semaine durant sans dormir, le temps de pondre le prolifique premier jet de Sur la route.

A cet instant, je ne dirais pas non à quelques cachets amphétaminés moi-même, vu que je n’ai pas fermé l’oeil depuis deux jours et deux nuits. Appelons ça suractivité créatrice. Ou une accumulation d’anxiété professionnelle -car je ne peux pas me permettre d’avoir encore un manuscrit refusé-, associée au stress produit par l’implosion de notre couple. Les choses en sont arrivées à un tel point entre nous que tout à l’heure, un peu avant le lever du jour, Louise a donc passé la tête par la porte et m’a gratifié de sa remarque assassine: « Tu es vraiment à la poursuite de ta dernière chance, hein? »

C’est là que je me suis retenu de répliquer: « Tu as raison, tu as totalement putain de raison! » Et maintenant que je suis assailli par la certitude que ma vie est partie à vau-l’eau, que je vais continuer ma dégringolade, que le cul-de-sac dans lequel je me débats est entièrement de mon fait… à quoi bon dormir? Pourquoi succomber à la fatigue alors que je suis aussi bien lancé dans mon travail? Plus encore, pourquoi ne pas me faire un plan à la Kerouac? Rester debout toute la semaine à venir, jusqu’à ce que le roman soit achevé. Composer le chef-d’oeuvre que je suis certain d’avoir au bout des doigts, maintenant. Bouleverser le cours de ma vie en seulement sept jours sans sommeil…

Et donc, aussitôt que Louise est partie avec les filles pour la journée, je me suis rué sur le placard à médicaments et j’ai exhumé le flacon de dextroamphétamine -trente-huit comprimés, je les ai comptés dans ma main- que mon médecin m’a prescrit il y a quelques mois à cause de l’un de ces accès de déficit de l’attention que je connais de temps à autre depuis l’enfance. Ce stimulant-miracle également connu sous le nom de dexedrine, l’armée de l’air américaine avait coutume de le distribuer à ses pilotes dans le passé afin d’aiguiser leur concentration, et leur résistance à la fatigue.

À partir de maintenant, j’allais exactement être ça: l’as de l’aviation littéraire. Captain Fiction! Agrippé à mon clavier comme au palonnier d’un chasseur supersonique et… J’ai avalé deux cachets d’un coup, soit le double de la dose conseillée, et je suis retourné à ma table. Environ une demi-heure après avoir repris le travail, j’ai senti un incontestable afflux d’énergie au cerveau. À midi, j’avais pondu sept pages; à trois heures, quand Louise est revenue de son travail et de la crèche avec les enfants, huit de plus.

« Qu’est-ce que tu fais là? s’est-elle étonnée. Tu ne devrais pas être en cours?

– J’ai téléphoné pour dire que j’étais malade. Et j’ai écrit dix-sept pages!

Elle m’a observé d’un air intrigué, connaissant ma lenteur habituelle. Et elle a noté mes pupilles agrandies, mon évidente surexcitation.

– Tu hallucines ou quoi?

– Quelque chose dans ce genre. Mais le résultat est là.

J’ai montré du doigt la petite pile de feuillets que je venais d’imprimer.

– Et c’est bon?

– Je te laisse le soin d’apprécier mais en fait, ouais, je suis complètement lancé, je tiens un filon d’enfer, je…

– J’ai mon cours de zumba ce soir, m’a-t-elle coupé, donc il va falloir que tu laisses tomber ton filon d’ici une heure et que tu t’occupes des filles pendant que je serai partie.

– Impossible.

Elle m’a jeté le même regard que si je venais d’avouer que j’avais une liaison avec sa demi-soeur de seize ans, le fruit du second mariage de son père qu’elle ne ratait pas une occasion de décrier.

– Qu’est-ce que tu viens de dire?

– Prends les filles avec toi. Je suis en train d’écrire.

– Tu ne peux pas faire une chose pareille.

– Tu veux parier?

– Je ne le permettrai pas.

– Depuis quand tu « permets » ou pas, ici? Qui est-ce qui paie presque tout dans cette maison, qui est forcé de faire un travail qu’il n’aime pas, qui…

– Tu fais un travail que tu n’aimes pas parce que tu as échoué dans celui que tu aimes. »

C’est là que je lui ai claqué la porte de mon bureau à la figure. Et j’ai bloqué le loquet, cette fois. Et j’ai avalé un autre cachet de dexedrine, parce que je percevais une légère inflexion dans mon état psychologique, et aussi parce que Louise s’était mise à puncher la porte en hurlant des menaces et des qualificatifs désobligeants à mon encontre. Bientôt, pourtant, la nouvelle dose de Dexo -j’avais décidé d’appeler le médicament comme ça, désormais- a effacé toutes ces interférences, tout ce tapage domestique. Je planais, maintenant. Pas encore à la vitesse du son mais déjà à une altitude respectable. Regagnant mon siège, j’ai pris des écouteurs que j’ai branchés à mon ordinateur avant de me connecter sur Internet à une station de radio digitale spécialisée dans le genre de rock heavy metal le plus brutal qui soit, quasiment néo-fasciste, j’ai poussé le niveau sonore au maximum jusqu’à ce que…

J’ai perdu la notion du temps. À un moment, j’ai relevé la tête et je me suis aperçu que la nuit était tombée dehors. Après avoir cliqué sur l’icône de l’imprimante, j’ai fait la stupéfiante découverte que je venais d’écrire vingt-et-une pages. Vingt-et-une en trois heures! Dans un passé très proche, ça aurait représenté pour moi quinze jours de labeur acharné.

Je m’attendais à moitié à ce que ces feuillets composés dans la transe se révèlent un galimatias impossible, mais en parcourant fébrilement les lignes que je venais d’imprimer je suis parvenu à un constat indiscutable: c’était plus que bon. J’avais écrit avec une aisance et une rigueur qui m’avaient notablement manqué, ces derniers temps. L’histoire que je racontais prenait corps et se développait, saisissante de réalité et pleine de surprises. Celle d’un écrivain pris au piège d’un mariage désastreux dont l’épouse, elle-même romancière ratée, dérobe par dépit et désir de vengeance son manuscrit presque terminé et le vend sous son propre nom. Elle se corsait encore plus quand le type découvrait qu’en plus de coucher avec son éditeur son épouse avait pour plan non seulement de lui voler sa carrière mais de le pousser sur une trajectoire dont l’aboutissement serait la chaise électrique; peu à peu, il parvenait à la conclusion que sa seule chance était de tuer la garce, mais de telle façon que le meurtre serait forcément attribué à son éditeur.

« Quand la pulp fiction revisite Dostoïevski »: tel allait être le titre de la critique de la New York Review of Bookslorsqu’ils feraient l’honneur à quelque prof de Yale de révéler au public le nouveau grand romancier américain qui venait d’écrire « le Crime et châtiment de notre époque ». Parce qu’en effet, la tournure que prenait le livre allait en faire une approche captivante de la thématique de l’auto-punition et de notre besoin compulsif de nous boucler dans des prisons personnelles où nous nous étiolons. Mais aussi parce qu’à l’instar de Dostoïevski criblé de dettes de jeu qui l’obligeaient à écrire frénétiquement pour pouvoir payer ses créanciers menaçants, j’étais moi-même lancé dans un marathon désespéré en vue d’achever une oeuvre majeure, une exploration sans égale de nos angoisses modernes et des impératifs matérialistes fallacieux dont nous nous faisons les esclaves.

Et puis merde, j’avais besoin d’un autre Dexo maintenant, sur le champ. Parce que j’ai entendu que les filles s’étaient mises à frapper sur le battant de la porte en compagnie de leur mère. Et parce que même dans le cabinet de toilette exigu attenant à mon bureau où je me suis réfugié, les cris indignés de Louise me sont parvenus: « Ils ont laissé cinq messages sur le répondeur! Tu as raté tous tes cours aujourd’hui et tu ne les as pas prévenus! Ils sont inquiets pour toi mais aussi plutôt choqués par ton comportement! Mais bon, qu’est-ce que je peux dire? Bravo! Tu vas passer en conseil de discipline, tu seras sûrement suspendu, et tu auras rendu notre existence encore plus merdique, et si tu n’ouvres pas la porte tout de suite… »

Je n’ai pas capté la fin de son coup de gueule: planant de nouveau sous les effets du dernier Dexo, j’étais de retour devant mon écran et un flot de musique concrète de quelque compositeur originaire de l’Oural -oui, c’est fou la quantité de trucs loufoques que l’on trouve sur le Web mondial, de nos jours…- m’emplissait les oreilles par les écouteurs. Et j’avais repris le fil tendu à fond de mon entreprise narrative.

Les mots et les phrases sortaient comme si mon imagination s’était soudée au clavier. Aucun besoin de marquer une pause et de cogiter, aucun moment de frustration à l’idée que le récit serait en train de partir dans une direction erronée, aucun… doute. Et combien de fois dans notre vie pouvons-nous nous féliciter d’avoir vécu ne serait-ce qu’une heure sans douter? C’est tellement rare, dans la danse effrénée de la vie. Peu importe que l’on soit follement amoureux, en tête de liste des meilleures ventes, encensé par les critiques, donné comme le prochain prix Nobel de littérature à dix contre un, la vérité est qu’il est impossible d’entièrement se libérer de la sensation d’incertitude et d’appréhension qui affecte toute l’humaine condition. Même si, à l’instar d’un paumé récemment entré dans une secte New Age, vous vous marmonnez toute la sainte journée « Je vais surmonter tous mes doutes, je vais surmonter tous mes doutes », au fond de vous demeure la perplexité fondamentale, le point d’interrogation qui gouverne votre mental et vous amène sans cesse à vous demander: est-ce que j’arriverai jamais à assimiler la vie, et encore moins à cerner qui je suis?

Encore du tambourinage à la porte, encore des cris et des imprécations. Ou du moins étaient-ce les vibrations rageuses de ma conjointe qui me parvenaient à travers le délire sonore dans ma tête -à ce stade un groupe du Kazakhstan qui faisait penser à une batterie de perceuses de dentiste en action-, et à travers l’acharnement percussif avec lequel mes doigts parcouraient le clavier.

Je me suis redressé. Les premières lueurs du jour passaient par la fenêtre. Une nuit entière, ou plus? J’ai mis en route l’imprimante avant de tituber jusqu’au cabinet de toilette. Là, j’ai pissé pendant deux bonnes minutes -ou c’est l’impression que j’ai eue, en tout cas-, puis j’ai rempli le lavabo à ras bord. Suite à l’expulsion d’une telle quantité d’urine, que la dexedrine jaunissait encore plus, une vague de fatigue m’est tombée dessus d’un coup. Ma tête a plongé droit dans l’eau glacée du lavabo. Sans même prendre la peine de m’essuyer la figure, je suis retourné à mon bureau sur des jambes flageolantes, j’ai avalé deux autres Dexos avant d’ouvrir enfin la porte et de regagner le monde extérieur. Un vif soleil remplissait le living au sol jonché de journaux, jouets d’enfants, DVD, deux bols festonnés de traces de crème glacée qui avait séché, un parc à bébé, diverses couvertures, un sac de couches non entamé… Les détritus de la vie de famille. Je voulais ça, j’en avais besoin. Ou était-ce plutôt que je me persuadais de vouloir ça, d’en avoir besoin? Je les aimais tant, les filles… Mais elles n’étaient plus que deux, maintenant que la troisième, Louise, s’était transformée en terroriste domestique ne me laissant aucun répit dans son acharnement à me rappeler que j’étais un raté.

Sauf que dès qu’elle allait voir l’accueil enthousiaste que le pays entier -non, la planète!- réservait à mon dernier roman… J’ai crié son nom. Louise! Silence. J’ai appelé les filles. Silence. J’ai grimpé l’escalier en courant. Toutes les chambres étaient vides. C’est quoi, cette connerie? Je me suis précipité en bas. Un mot au coin de la table de la cuisine: « Ils ont encore téléphoné hier soir, après que tu m’as fermé la porte au nez. Le recteur en personne, cette fois. Félicitations: tu es sur le point d’être congédié. Et moi, je ne resterai pas sous ce toit avec un malade mental. J’emmène les filles passer la nuit chez des amis. On reviendra demain après-midi prendre des affaires. Ensuite, je veux que tu fasses tes bagages et que tu aies quitté les lieux d’ici la fin de la semaine. Si tu es encore là dimanche -et quatre jours pour te trouver à loger, c’est plus qu’assez-, j’obtiendrai un arrêté du juge et l’assistance de la police pour te sortir d’ici. Et ne pense surtout pas que je vais te donner une deuxième chance. »

J’ai roulé en boule le papier. Attrapant la boîte sous vide dans laquelle je mets mon café, j’ai rempli la cafetière française de ce mélange ultra corsé que je préfère, versé de l’eau bouillante dedans, attendu quatre minutes une fois le filtre poussé au fond du récipient en humant cet arôme puissant -le bon café a l’odeur de l’espérance-, puis j’ai bu trois mugs d’un coup.

« Louise bluffe », me suis-je dit; « elle n’a nulle part où aller, elle reviendra. Et une fois qu’elle aura sous les yeux l’incroyable réaction internationale à mon roman, il est évident qu’elle voudra être à mes côtés. La question, c’est: est-ce que je voudrai l’avoir à mes côtés, moi, quand je vais rencontrer le succès? Et tout le reste, ce sont des foutaises. Le recteur veut me taper sur les doigts pour avoir manqué un jour de cours? Qu’il aille se faire foutre, ce robot coincé! On verra bien quand Hollywood va m’approcher pour les droits cinématographiques, quand Harvard me proposera une chaire où je n’aurais à enseigner que deux heures par semaine… Il va me supplier de rester dans son université pourrie, l’épouvantable gratte-papier! »

Ce que Louise ne comprend pas, c’est que chaque histoire individuelle, la mienne, la vôtre, la sienne, garde sa conclusion ouverte et se développe en variations imprévues sur des thèmes tout aussi complexes. Toute vie est un récit, et le mien va avoir une fin radicalement différente de ce qu’elle lui envisage pour l’instant.

Les deux Dexos ont commencé à opérer. Leur effet pharmaceutique, renforcé par le contenu d’une cafetière, m’a à nouveau renvoyé dans la stratosphère créatrice. Je suis retourné à mon bureau, je m’y suis enfermé, j’ai placé le casque sur mes oreilles: cette fois, c’était la totalité du Ring des Nibelungen que j’avais l’intention de faire exploser dans ma tête, seize heures consécutives de germanité wagnérienne, un choeur de nains, de Brunhildes et de chevaliers errants qui allait culminer dans un crépuscule des dieux où…

Clic. C’était parti. Le prélude de L’or du Rhin a commencé à s’élever, le drame à s’installer. Changeant de fenêtre sur mon écran, j’ai parcouru le rapide synopsis de la première scène proposé en ligne: « Le Nibelung Alberich, un nain repoussant, s’empare de l’or gardé par les trois filles du Rhin au fond du fleuve. Suivant leurs explications, il leur promet de renoncer à l’amour pour forger avec ce métal précieux un anneau qui assurera le pouvoir absolu. Vexé de n’avoir pu s’emparer de l’une des trois beautés, il maudit l’amour et dérobe l’or. »

N’est-ce pas la comédie humaine dans toute sa splendeur: si tu ne peux pas avoir la fille, attrape le fric! Ou bien écris le roman essentiel de ton temps, même si ta femme te traite comme un nain de jardin. Et à propos de femme… Mon épuisement temporaire effacé par les deux Dexos, j’ai oublié que je n’avais pas fermé l’oeil depuis des lustres et je me suis penché sur mon clavier dans une charge aussi furieuse que lucide. Un Niagara de mots a envahi l’écran, les pages se sont ajoutées aux pages, l’histoire a avancé au galop. J’étais en plein trip Kerouac, une nouvelle fois, à une nuance près: alors que ce bon vieux Jack avait écrit son chef-d’oeuvre sur un énorme rouleau en papier défilant dans une machine à écrire, j’étais son successeur de l’ère digitale. Le texte se sauvegardait automatiquement, le roman grandissait à un rythme exponentiel, la dexedrine multipliait l’impact de ces atouts technologiques et tout a continué à cette vitesse folle jusqu’à… Jusqu’au blackout. Arrivé d’un coup, comme ça: bang, tout s’est éteint.

Je me suis réveillé par terre. Avec un goût de sang dans la bouche. J’avais dû me cogner quelque part quand j’avais soudain perdu… perdu quoi? Conscience? La notion de l’ici et maintenant? La perception de la réalité qui m’entourait? Mais… quelle réalité m’entourait, au juste?

Je me suis péniblement remis debout, clignant des yeux pour tenter de retrouver mes esprits. Le brouillard chimique qui continuait à flotter dans mon cerveau ne m’offrait qu’une vue hachée de… de quoi, exactement? Mon regard s’est posé sur la liasse de feuilles dans le baquet de l’imprimante, puis sur l’écran où le mot « Fin » luisait doucement au bas d’une page. Quoi, j’avais réussi à terminer tout le damné machin? J’avais réellement passé la ligne d’arrivée?

J’ai cliqué sur la commande d’impression. La machine s’est mise à cracher rapidement les feuilles. Avant d’avaler mon premier Dexo, j’étais à la page 31. Et là, c’était la… 448? Etait-ce pensable? Etait-ce possible? Quatre cent dix-sept feuillets depuis que…

J’avais mal à la bouche. Et aux mains, comme si j’avais agrippé quelque chose beaucoup trop fort. Je suis allé au cabinet de toilette. Je me suis soulagé. J’ai plongé la tête dans le lavabo à nouveau rempli d’eau glacée. Je me suis dit que toute histoire a potentiellement de multiples conclusions et que lorsqu’on revient au monde après une telle perte de conscience, privé du stimulant chimique qui vous a maintenu artificiellement sur pied et vous trahit maintenant, à un pareil stade vous n’arrivez plus à distinguer le réel de l’illusoire, le fossé entre les caprices de l’imagination et la realpolitik du monde tangible.

Comme dans cette proposition, par exemple: le roman est terminé. Parce que le mot « Fin » clignote sur l’écran, et parce qu’en jetant un coup d’oeil aux trente dernières pages vous constatez que la cohérence narrative semble s’être maintenue jusqu’au bout, que le récit ne s’achève pas n’importe comment. Certes, il va encore falloir couper, peaufiner, mais globalement le livre est fini. OK. Mais comment est-ce possible si je suis tombé dans les pommes? Est-ce que « Fin » était déjà écrit quand j’ai perdu connaissance? Ce serait trop facile, trop évident, et en plus… quelle heure est-il?

Ma montre indique sept heures. Il fait jour, dehors. De même que la dernière fois que j’ai regardé par la fenêtre. Donc il est sept heures du matin, n’est-ce pas? Mais la dernière fois qu’il était sept heures, c’était… quand, exactement? Combien de temps mon évanouissement a-t-il duré? Et à quel moment me suis-je effondré? Je suis incapable de répondre à ces deux questions, évidemment, puisque j’ai perdu la notion du temps depuis… depuis quand?

Déverrouillant l’accès à mon bureau-caverne, je me suis hâté au salon. Pas de changement notable. La même pagaille familière et familiale. Tout comme avant, sauf…

Une paire de jambes derrière le canapé.

« Tu hallucines, voyons! » Mais non. Ce sont deux jambes réelles. Gainées de bas noirs. Ou d’un collant. Je m’approche lentement, je me penche au-dessus du dossier du sofa et…

Louise. Etendue immobile. D’une immobilité totale. Et des traces noires et bleues tout autour de son cou. Et la douleur dans mes mains qui renaît soudain…

Mais non. Louise est partie. Avec les enfants. D’accord, elle a indiqué qu’elle reviendrait prendre quelques affaires mais je ne l’ai pas entendue dans la maison, pas vrai? Sauf que pendant un long moment je n’ai eu rien d’autre dans mes oreilles que les grondements de Wagner et le vrombissement de ma pulsion créatrice décuplée, centuplée par la dexedrine.

J’ai tendu une main pour effleurer le visage de ma femme. Froid et rigide. Comme si la mort l’avait envahi des heures, des jours plus tôt.

Je suis revenu à mon bureau, j’ai refermé la porte, je suis tombé sur ma chaise, tel un automate. J’ai fermé les paupières de toutes mes forces. Un raisonnement se formait tant bien que mal dans mon esprit: « Qui peut dire que tout ça est vrai? Si ça se trouve, quand je vais ressortir de ma tanière, la vie sera comme avant. Je demanderai pardon à ma femme indignée que j’aie encore passé une nuit à m’escrimer sur un roman qui ne sera jamais publié, je le sais. Je ferai des grimaces à mes filles et je me délecterai de leurs rires extasiés. Je me rendrai au campus en me tenant réveillé avec un demi-comprimé de dexedrine, pour lire les habituelles tentatives littéraires d’étudiants à propos de tout ce que leurs parents leur font endurer, ou de la première fille à leur avoir brisé le coeur, ou de « cet été où tout a changé ». Et le soir, je rentrerai à la maison pour y trouver des enfants en larmes, une femme excédée, et je me dirai: ainsi va le monde. »

Ou bien, je vais maintenant rouvrir les yeux, poser la pile du manuscrit devant moi et le lire jusqu’à midi. Là, je vais me hâter de téléphoner à mon agente à New York, celle à qui j’en ai fait voir de toutes les couleurs, et je vais lui annoncer: « Bon, c’est un premier jet encore brut mais je crois que ça peut donner quelque chose de très spécial. » Et après lui avoir expédié le roman tout entier d’un double clic sur ma souris, je vais aller à la cuisine et déclarer à ma femme que je l’aime, puis je vais appeler le recteur pour lui dire que j’ai été victime d’une grippe féroce et quémander son pardon, et je vais sourire en l’entendant m’offrir une seconde chance. Et ensuite, à sept heures du matin le lendemain, le téléphone va sonner. Ce sera mon agente. Elle aura passé la nuit à lire mon livre, incapable de s’arrêter.

– Vous savez ce que c’est, ça? va-t-elle demander. Vous savez ce que vous avez fait?

Un hululement de sirènes au loin. Elles se rapprochent. Mais je les ignore. Parce que je suis en train de parler à mon agente.

– Dites-moi ce que j’ai fait, lui dis-je d’un ton pressant. Dites le moi!

– Quoi, vous ne le voyez pas? Vous ne savez pas?

Et moi:

– Non. Je ne sais pas ce que j’ai fait.

TRADUITE DE L’AMÉRICAIN PAR BERNARD COHEN

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