Corps céleste

© The LIFE Picture Collection via

Où est passé mon corps? Est-ce qu’il est resté là-haut? Est-ce qu’il s’est dissous quelque part entre la Terre et la Lune, aspiré dans un trou noir, réduit en poussière à 3 000 km/h au moment de rentrer dans l’atmosphère, fracturé par les radiations cosmiques, désagrégé par l’adrénaline, les accélérations subites, les vibrations phénoménales, la dépressurisation? Je n’ai rien senti.

Est-ce qu’il s’est évaporé au moment de l’amerrissage, englouti par l’océan Pacifique? Ou peut-être, lentement, sans que je m’en rende compte, a-t-il été avalé et digéré durant ces 21 jours de quarantaine, trois semaines confinés dans une boîte, à étouffer dans nos tenues isolantes, quand le reste du monde se demandait si nous n’avions pas ramené -logées dans nos poils, nos orifices, nos pores, sous nos ongles et sur nos peaux suspectes- quelques mystérieuses bactéries lunaires qui auraient pu contaminer l’humanité tout entière, et créer une catastrophe aussi incommensurable que l’exploit -la folie- que nous venions de réaliser.

Où est passé ce corps conquérant, fiable et ductile comme le titane? Est-ce qu’il flotte encore sur la Mer de la Tranquillité, là où nous avons aluni il y a un mois maintenant? À quel moment la métamorphose s’est-elle produite? Comment une matière solide s’est-elle ainsi fondue dans l’impalpable?

Ces 21 heures et 36 minutes à la surface de la Lune m’auront sans doute été fatales; et plus encore cette ultime nuit avant de repartir, ce sommeil divagant, empli de cauchemars. J’ai mal dormi, contorsionné dans mon hamac, tenu en alerte -à la fois hagard et fébrile- par le froid, la lumière du soleil, le clignotement des tableaux de bord et le bruit assourdissant des pompes, sombrant par intermittences dans des rêves peuplés de formes noires visqueuses et inquiétantes, de spectres privés de regards, crachant de la poussière grise. C’est peut-être cette nuit-là que mon corps a sombré.

Je savais qu’il serait mis à rude épreuve évidemment, que l’absence de gravité affecterait mes os et mes muscles, que ma colonne vertébrale pourrait s’allonger de plusieurs centimètres, que le flux sanguin augmenterait dans le thorax et la tête, et que le coeur prendrait alors une drôle de forme sphérique -deux litres de sang qui détalent vers le crâne, déréglant la vision. J’ai passé tous les tests avec succès, de la chaise tournante pour évaluer la résistance au mal de l’Espace jusqu’à la pression oculaire en état d’apesanteur. J’étais apte, plus que ça même, j’étais inouï, j’étais un corps exceptionnel. Et voilà que je n’existe plus.

Tout avait été prévu pourtant. Mais en réalité comment prévoir? Comment prévoir les conséquences d’un tel geste, un pied sur la Lune, comment savoir ce que peut produire l’inimaginable, des hommes sur une planète qui n’est pas la leur? Tout avait été prévu et tout nous a échappé. Ma mort avait été envisagée bien sûr -c’est le président Nixon lui-même qui devait appeler ma femme pour la lui annoncer-, mais personne n’avait soupçonné l’escamotage de mon corps, pour lequel, dans l’état actuel des choses, il serait prématuré d’établir un certificat de décès.

Mais le plus troublant n’est pas tant qu’il se soit volatilisé, c’est que je m’y habitue. Je sens refluer en moi toute colère, s’éteindre la stupeur, s’éloigner la terreur. Je m’y fais doucement, je pressens même que je pourrais y prendre goût, à cet état intermédiaire, suspendu entre le néant et la vie, cet état de pure conscience, débarrassée de toute enveloppe corporelle, débarrassée de ce qui pèse et entrave. Revenir de l’espace et n’être désormais que du vide, plus léger encore que l’air, plus léger qu’un rayon cosmique, qu’un copeau de Lune -de la métaphysique faite homme.

Cela fait quelques heures maintenant que je suis allongé sur cette table. Quand on m’y a installé, à la sortie de notre mise en quarantaine, j’avais bien un corps, j’étais un corps, en position assise je m’en souviens nettement. Les hommes en blouse blanche ont alors fait pivoter mon bassin, soulevé mes jambes pour m’allonger et c’est dans cet intervalle, quelques secondes à peine, le temps de passer de la verticalité à l’horizontalité, que j’ai subitement disparu, la combinaison s’est vidée d’un coup, j’ai senti comme un léger souffle, une brise furtive, presque une caresse, je n’ai pas compris tout de suite, j’ai vu leurs regards effarés, entendu un cri, et le vêtement bleu est retombé mollement sur la table.

Voilà, il n’a fallu qu’un instant, je suis désormais une masse nulle, une étoile noire. Ne reste que cette combinaison ultrasophistiquée, elle témoigne de ma forme humaine passée, elle rappelle que j’ai eu des bras, des jambes, un torse, des pieds, que j’ai été fait de chair, de tendons, de sang et de nerfs. S’ils la jetaient, qu’adviendrait-il de moi? J’ai perdu l’usage de mes sens, je n’entends plus, ne vois plus, je ne sais plus ni le goût ni le toucher, et pourtant je perçois distinctement, peut-être plus alerte et affûté que jamais, tout ce qui se joue dans cette pièce, les mouvements et les sentiments, comme si toutes mes sensations, bien que privées de supports, s’étaient résorbées dans ma seule et pleine conscience, comme si, simple esprit, je n’étais plus tourné que vers le monde extérieur, concerné par lui seul. Moi, je ne me sens plus, je ne capte plus aucun signal venant de l’intérieur, je n’ai plus mal ni chaud ni froid ni faim, je ne suis pas cet homme amputé que son membre fantôme continue de faire souffrir, je suis le premier homme qui a marché sur la Lune, ce héros définitivement soustrait à l’attraction terrestre.

Née en 1973, Joy Sorman remporte le prix de Flore 2005 avec son premier roman Boys, boys, boys. Membre du collectif Inculte, elle est l'autrice de treize livres, dont Comme une bête, La Peau de l'ours, Sciences de la vie.
Née en 1973, Joy Sorman remporte le prix de Flore 2005 avec son premier roman Boys, boys, boys. Membre du collectif Inculte, elle est l’autrice de treize livres, dont Comme une bête, La Peau de l’ours, Sciences de la vie.

Je suis un bonhomme bleu revenu d’un voyage impensable, qui ne peut pas reprendre le cours normal de sa vie après un tel égarement hors des limites du ciel, je suis un extra-terrestre au sens propre, j’excède toute vie humaine, je suis un effet secondaire, indésirable, de la conquête de l’Espace.

Ils ne savent pas si je suis mort ou seulement absent, si j’existe encore. Je sens bien qu’ils tentent de garder leur sang-froid -comme à moi on leur a appris à résister à toutes les pressions, à toutes les angoisses, à toutes les menaces, en aucune circonstance leur rythme cardiaque ne doit s’emballer-, qu’ils se composent des mines affairées pour ne pas céder à la panique, qu’ils s’efforcent de rester concentrés, impassibles, quand ils sont en réalité abasourdis, affolés devant ma disparition, ma semi-disparition, devant ce mystère que la science devra résoudre, ou étouffer, car comment annoncer publiquement au monde entier qu’un homme est devenu un fantôme le temps d’un claquement de doigts, sous les regards incrédules des meilleurs ingénieurs du monde?

En attendant, ils tentent désespérément de me ranimer, mais ranimer quoi? Du vide? Il n’y a personne à ressusciter, mais ils se pressent et se bousculent comme autour d’un blessé, d’un mourant, ils me manipulent, me triturent sur cette table d’opération, ou peut-être d’autopsie, je perçois des bruits de visseuse, de soudeuse, d’appareils pneumatiques, je les sens regonfler ma tenue de scaphandrier lunaire dans l’espoir insensé de me faire réapparaître, membre après membre, à coup de pompe à air, pour qu’une matière humaine se reconstitue, pour que leurs mains blanches et délicates de scientifiques sentent à nouveau une résistance, une pression sous leurs paumes, du mouvement et de la chaleur au contact du mystérieux vêtement. Ils veulent y croire, s’accrochent à cette combinaison comme à une relique qu’une grâce divine pourrait ramener à la vie. Mais, je le redoute, encore quelques heures et bientôt ils se lasseront; je finirai alors mon existence dans une vitrine du musée de l’Air et de l’Espace.

Pourtant, s’ils cessaient un instant de s’agiter, s’ils posaient leurs outils, faisaient silence, voulaient bien observer, être attentifs, disponibles, ils percevraient une présence, mon infra-existence, un appel furtif et minuscule, ils verraient que la combinaison se soulève très légèrement à chacune de mes respirations, au rythme tranquille de mon souffle, qu’un pouls imperceptible anime le vêtement de l’intérieur, fait frémir la toile, et envoie peut-être des signaux en morse.

J’ai laissé derrière moi, quelque part au cours de ce voyage, mon épiderme terrestre, ma vieille peau humaine, fragile et pâle; ce qui me contient désormais est une nouvelle peau résistante au feu et à la glace, une enveloppe technique inventée par le génie humain, une peau de nylon caoutchouté, et elle est bien vivante.

Chaque semaine de l’été, un écrivain imagine une nouvelle inédite inspirée librement par une photo emblématique du premier voyage sur la lune, il y a tout juste 50 ans.

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