AVEC LE GAMIN AU VÉLO, LE CINÉMA HUMANISTE DES FRÈRES DARDENNE S’ENRICHIT D’UNE NOUVELLE PÉPITE, UN FILM ANCRÉ DANS UN RÉEL ÂPRE MAIS PORTÉ VERS LA LUMIÈRE. EXPLICATIONS À 2 VOIX.

Pendu à un cornet de téléphone, le gamin refuse d’accepter l’évidence: à l’autre bout du fil, il n’y a personne pour lui répondre, et certainement pas ce père qui l’a placé -provisoirement?- dans un foyer. Il en faudrait plus, toutefois, pour entamer une détermination qu’il a rivée au c£ur et au corps -boule de nerfs s’encourant bientôt, ses éducateurs aux trousses. L’ouverture du Gamin au vélo ne laisse guère de doute: on est bien ici chez les Dardenne, dont ce nouveau film porte à la fois la patte esthétique et la griffe thématique, non sans traduire une évolution sensible de leur cinéma -on y reviendra.

Au c£ur du film, il y a d’ailleurs, comme souvent chez eux, le lien filial, celui qu’ils n’en finissent plus d’explorer de La Promesse à L’Enfant en passant par Le Fils. « C’est tellement évident que ne pas le voir, cela reviendrait à ne pas voir la lettre sur le bureau », entame Luc, que l’on retrouve en compagnie de Jean-Pierre dans un hôtel bruxellois, où débute leur marathon promotionnel trisannuel; un exercice dans lequel ils sont passés maîtres, la parole glissant de l’un à l’autre avec cette même fluidité que l’on retrouve dans leur mise en scène. Quant à voir quelque raison à leur appétence pour ce thème? « Je n’ai pas de réponse à donner. Dans le fait de faire du cinéma à 2, des frères, il y a un lien familial. Forcément, on est tous les 2 les fils de parents, et les frères de 2 s£urs aussi. Tout ça doit revenir chaque fois, puisqu’on travaille ensemble. On pourrait dire, de façon très imagée, que tous les personnages de nos films sont de la famille. Je ne sais pas pourquoi, mais on refait toujours des histoires de famille. De drôles de familles, sans doute, mais des histoires de famille quand même. » Un constat à rapprocher d’un autre, touchant à un environnement d’ensemble celui-là: « On vit dans une société où on essaye d’individualiser au maximum les gens, et particulièrement les enfants et les adolescents. On met les gens en rivalité à travers les vêtements, la mode, les marques, les univers dans lesquels il faut être et ne pas être, et on a des individus de plus en plus seuls, de plus en plus isolés aussi par les médiums qu’ils utilisent. Est-ce que ça joue dans le fait qu’on s’intéresse à ce qui se passe entre des individus? Peut-être aussi. Si on s’intéresse à ces liens père-fils ou fille-mère, c’est quelque chose qui doit nous poursuivre… « 

Un film, des paris

S’agissant du Gamin au vélo, ce thème trouve une articulation inédite. Délaissé par un père lui refusant son amour, Cyril rencontre fortuitement Samantha, une jeune femme dont l’absolue générosité est porteuse de l’hypothèse d’un lien réinventé. « C’est elle qui a donné la légitimité au rapport entre Cyril et son père, poursuit Jean-Pierre. L’histoire de Cyril, celle d’un gamin placé dans un foyer à qui on promet de venir le rechercher sans jamais le faire, nous avait été racontée au Japon, à l’époque où nous sommes allés y présenter Le Fils . Cela rejoignait un peu nos préoccupations, et l’on s’est dit que cela pourrait faire le point de départ d’un film. Il a montré le bout du nez à plusieurs reprises, mais on ne lui a jamais répondu, parce qu’on était toujours dans des espèces de pléonasmes de la réalité, on allait enfoncer des portes ouvertes. Ce n’est que quand on a réuni Samantha, venue d’une autre histoire sur laquelle on avait commencé à travailler, et Cyril que la trajectoire de ce dernier nous a semblé intéressante. Notre pari, c’était de voir comment on faisait venir dans notre cinéma un personnage qui voulait aider, qui voulait sauver quelqu’un. »

Ce faisant, le cinéma des frères prend un tour plus lumineux que jamais auparavant -souligné, d’ailleurs, par le choix, inédit dans leur chef, de tourner en été. La générosité de Samantha apparaît comme l’exacte antithèse de l’individualisme exacerbé évoqué par ailleurs. Elle ne s’accompagne d’aucune explication, histoire d’emmener ce film, ancré dans un réel âpre et violent à l’occasion, à hauteur d’un enjeu moral plus vaste. « C’est un conte, sans qu’on ait donné la convention du conte, observe Luc. A un moment, on avait appelé le film Conte de notre temps , histoire de donner la couleur au spectateur. Samantha, c’est une fée, on peut la voir comme ça. » A moins qu’il ne s’agisse d’une sainte, suivant que l’on privilégie une interprétation religieuse du personnage: « Les interprétations, aussi respectables soient-elles, parlent davantage de celui qui interprète que de la chose qu’on interprète », relève Jean-Pierre. Et de fait, les Dardenne peuvent à bon droit s’en tenir à la dimension humaniste de leur art, affirmée film après film.

Un autre pari du Gamin au vélo, c’est d’avoir confié le rôle de Samantha à Cécile de France -une surprise, si l’on considère que les Dardenne n’ont pas pour habitude de travailler avec des stars. « On y a pensé dès qu’on a eu fini le scénario, explique Luc. On voulait travailler avec une actrice connue, pour voir comment on se débrouillerait.  » « C’était pour un peu se déstabiliser nous-mêmes », renchérit Jean-Pierre. Expérience concluante, à en juger par la façon dont la comédienne, passée sans sourciller d’un tournage d’Eastwood à celui des frères, s’intègre à leur univers, mais aussi par l’osmose qui l’unit à son jeune partenaire, Thomas Doret -nouvelle révélation des frères qui n’en sont certes pas à leur coup d’essai.

Thomas/Cyril, on pourrait presque voir en lui l’enfant du film éponyme grandi d’une bonne dizaine d’années. Et l’hypothèse de se faire jour d’une filmographie envisagée comme un ensemble, où Le Gamin au vélo serait la continuation de L’Enfant, la présence de Jérémie Renier faisant le lien. « On ne dit pas que les films n’ont rien à voir avec les autres, souligne Jean-Pierre, mais non, ici, il y a un nouveau personnage, c’est Samantha. Je pense que c’est ça qui prime sur le reste, et cela n’a donc rien à voir avec L’Enfant . Il y a des liens, comme il y en a avec La Promesse; dire l’inverse, ce serait s’aveugler sur ce qu’on fait, mais je pense que Samantha emmène une différence. Même s’il y a des liens de parenté, chaque chose reste unique. »

La rencontre touche à sa fin. Reste à évoquer la perspective cannoise -presque une bonne habitude pour les 2 frères: à choisir, Standard champion ou une troisième Palme? La réponse fuse, à l’unisson: « Standard champion, le doublé! Mais pour l’instant, on n’a encore rien.  » Lucides, toujours…

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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