Conscience de chasse

© © DAVID IGNASZEWSKI-KOBOY

Aurélien Delsaux accomplit la prouesse de braquer le projecteur sur un coin de campagne enclavé et l’ensemble des tensions de notre société.

Sangliers

D’Aurélien Delsaux, Éditions Albin Michel, 560 pages.

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On trouve de tout aux Feuges, dans ce minuscule patelin coincé entre Grenoble et le flanc le plus stérile de la montagne (celui des « coeurs de galets: durs dehors, froids dedans« ), Lyon et les temps forts paysans: des légendes ancestrales autant que ces remous socio-politiques qui rythment l’actualité. Y gambergent quelques gamins: le fils malingre de la brute raciste locale -aka le Chef-, son demi-frère que tout le monde traite de « singe » parce qu’il a le malheur d’être métis, la petite Louise et son veuf de père, ancien prof de la ville reconverti dans la vente de légumes en circuit court… et une tripotée d’adultes, tous plus dépassés les uns que les autres par les événements: un magma de chasseurs aux surnoms définitifs, un patron de bistrot en quête de sublime, un prêtre et un vieil enseignant en glissade libre vers le gâtisme ou la déchéance, un artiste international terré avec sa compagne polonaise dans un vieux moulin, sans oublier des familles aux patronymes fleurant selon les cas le terroir ou l’immigration récente. En cette bassine expérimentale, imaginaire autant que troublante de réalisme, se concentrent sur plusieurs décennies des flux et des ondes, ceux de troupeaux de sangliers plus ou moins fantomatiques, de translucides pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle, comme ceux portés par les affiches xénophobes d’un parti à la mode, les conséquences de catastrophes microclimatiques autant que la frénésie ponctuelle liée au passage dans la région du Tour de France.

Tableaux noirs

En alternant les points de vue, après une scène inaugurale introduisant un gamin battu qui dans sa fuite en larmes fait visiter le coin au lecteur, Aurélien Delsaux s’abstient de distribuer bons et mauvais points mais vise une forme d’exhaustivité monographique. Sa manière plus que subtile de gratter le vernis des postures et la poussière des vieilles pierres lui permet d’offrir un tableau complet, honnête, d’un coin de monde où se percutent traditions agricoles (la mise à mort collective du cochon), relents bagarreurs ou sursauts indignés de l’époque. Mieux encore, son style d’une rare élégance, frôlant parfois la préciosité sans jamais s’y abîmer, éclaire la moindre zone d’ombre d’une lumière dont la vivacité, la crudité occasionnelle, rappelle celle d’un tableau de maître. Dans ce monde enclavé, en perpétuelle réorganisation pourtant, seul l’auteur tend encore le crachoir aux increvables vieillards dont les contes et légendes ne font plus recette, tandis que ceux qui déclinent dans la force de l’âge semblent étouffés entre délires et présupposés, et que les gamins poussent comme du chiendent, soumis au plus définitif dilemme du Monde: s’enfuir loin ou pourrir d’ennui en singeant l’image grossière offerte par les aînés. Si la virtuosité du chef opérateur Delsaux n’exclut en rien la persistance d’une noirceur tenace, le lecteur en ressort ébloui, aveuglé presque comme d’avoir fixé, sans protection, l’éclipse d’un monde dont les plus optimistes concluront qu’il cherche à se réinventer.

François Perrin

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