CRÉATEUR DE PINK FLOYD, IL EN FUT L’ÂME TACTILE AVANT D’EN ÊTRE CONGÉDIÉ DÉBUT 1968. FISSURÉ PAR L’ACIDE, IL AURAIT PU REVENIR COMME BRIAN WILSON. MAIS L’EXIL INTÉRIEUR NE S’ARRÊTA QU’À SA MORT, EN 2006. A L’OCCASION DE RÉÉDITIONS, PORTRAIT D’UN GÉNIE DÉPOUILLÉ.

« Le 5 juin (1975), au cours d’une de ces séances à Abbey Road, nous avons eu une visite totalement inattendue. En me rendant dans la salle de mixage, je vis un gros type au crâne rasé, vêtu d’un vieil imper tout froissé. Un sac en plastique à la main, il avait l’air assez inoffensif, mais dénué d’expression. (…) Sa conversation était décousue, dépourvue de sens. » L’inconnu, c’est évidemment Syd Barrett que le batteur du Floyd, Nick Mason, n’a pas reconnu. La dernière fois qu’il l’a vu – en 1968 -, Barrett ressemble à un jeune premier d’un film de Pasolini. Boucles d’ange terrestre, présence christique fringuée des dernières couleurs Carnaby Street: il en impose. Sa musique également. Et là, Mason mesure la distance prise par le Floyd vis-à-vis de son mauvais génie: « Sa venue nous a soudain et inopinément rappelé tout un pan de la vie du groupe. Nous étions tous un peu responsables de l’état où se trouvait Syd aujourd’hui. Notre aveuglement, notre manque de sensibilité ou, tout simplement, notre égoïsme avaient participé à son délabrement » (1)

Quand sort, en août 1967, le premier album du Floyd, Piper At The Gates Of Dawn, la messe floydienne est dite: Barrett a (co)composé 9 des 11 plages et il incarne chimie, charisme et mystère du groupe fondé en 1965 sur de lointaines bases bluesy mais devenu en 2 ans le neuro-transmetteur d’un cerveau illuminé. Au fil du temps, le comportement du wonderkid de Cambridge change: l’énorme quantité d’acide ingurgitée en amplifie les angoisses de toujours. Celles d’un garçon jamais vraiment remis de la mort de son père alors qu’il n’est qu’ado, élevé par une mère clamant sans cesse son génie. Barrett carbure aussi au Mandrax, un sédatif qui fait planer l’usager. Quand le second simple du Floyd, See Emily Play, devient numéro 6 dans les charts anglais en juin 1967, le son vaporeux et caramélisé de la chanson emporte l’adhésion du public teenager. Le Floyd sort de l’underground chic et se produit incidemment devant des meutes de filles hurleuses. La psyché de Barrett n’en sort pas indemne et le jeune homme de 21 ans accélère une forme d’autodestruction: pendant la tournée US de 1967, il apparaît sur les plateaux télé, catatonique, répondant aux questions de ce fameux regard vitreux qui perce l’interlocuteur de malaise. Le groupe est précocement remballé à Londres. En concert, celui qui considère Pink Floyd comme SON groupe prolonge désormais une seule note à la guitare, ajoutant un inutile mantra chaotique à l’expérimentation naturelle du quatuor devenu quintette après le recrutement de David Gilmour à la guitare et au chant.

Cadavres parfois exquis

Quand le Floyd vire Barrett de façon peu élégante – en « oubliant » de le prendre sur le chemin d’un concert à Southampton le 26 janvier 1968 -, il s’est d’abord assuré que Gilmour pourra techniquement suppléer à l’absence de Syd. Les 2 se sont d’ailleurs connus à Cambridge avant la naissance du groupe et poursuivront un bout de temps une relation musicale. Après sa première session d’enregistrement solo produite par le manager Peter Jenner en mai 1968, Barrett va disparaître pendant un an, terré dans la défonce. Une seconde tentative en avril 1969 ne suffit pas à compléter ce cycle de chansons bizarroïdes ( cf. encadré), structurées sur la voix foldingue et une guitare aux nerfs acoustiques mis à l’épreuve. Soft Machine – avec Robert Wyatt à la batterie – est venu en studio garnir ces cadavres parfois exquis de folk dérangé. Il faut l’aide de David Gilmour et de Roger Waters en personnes, en juillet 1969, pour achever Madcap Laughs, publié tout début 1970. Succès critique, il entre au Top 40 anglais. Un second opus, Barrett, est enregistré entre février et juillet par Gilmour, cette fois-ci accompagné d’un autre Floyd, Richard Wright. Syd persiste dans ses comportements erratiques, incapable de structurer une pensée minée de cauchemars récurrents. Dès lors, la vie de Syd ne va plus être qu’un entrelacement de planeries et de descentes inappropriées. Une session chez John Peel, un concert avorté avec Gilmour, une brève tentative en 1972 de supergroupe (Stars): les éclairs musicaux désabusés se clôturent en août 1974 par une tentative sans lendemain de réaliser un troisième disque. Après 3 jours de jams informes, Barrett, conscient de sa propre décrépitude, disparaît. Un psychiatre déclarera qu’il n’y a pas de cure possible, ce qui n’empêchera pas l’un ou l’autre internement ultérieur. Le mythe Barrett ne cessera pourtant de grandir jusqu’à sa mort en 2006 d’un cancer du pancréas: il flambe encore aujourd’hui. Barrett était revenu habiter dans la maison familiale, à Cambridge, depuis 1982, peignant et jardinant en reclus. Loin du regard public depuis 30 ans.

(1) PINK FLOYD: L’HISTOIRE SELON NICK MASON, ÉDITIONS EPA, 2005.

TEXTE PHILIPPE CORNET

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content