Civiliser, dit-elle

© © Thu Van Tran
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Repérée à la dernière Biennale de Venise, Thu-Van Tran débarque chez Meessen De Clercq. Elle y présente un nouveau pan de son travail sensible et poétique.

Montains are like bones of the earth. Water is its blood.

Thu-Van Tran, Meessen De Clercq, 2A rue de l’Abbaye, à 1000 Bruxelles. Jusqu’au 14/10.

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« On a connu les colonies, l’anthropophage économie« , chantait MC Solaar. Le fait colonial et son inexorable empreinte sur le monde n’ont pas fini de faire couler de l’encre. C’est une bonne chose: on n’en écrira, n’en lira, n’en verra et n’en dira jamais assez. De nombreux contours et résurgences restent encore à comprendre, des recoins doivent encore être éclairés. Les formulations, quant à elles, sont variées. Aux philosophes et écrivains les lignes droites, aux plasticiens les courbes et les approches non frontales. Ces derniers n’ont pas leur pareil pour exprimer l’épaisse réalité du colonialisme, loin des mots pesants et réducteurs. Plasticienne née en 1979 à Hô-Chi-Minh-Ville, Thu-Van Tran appartient à la génération d’artistes qui interroge ce phénomène avec acuité. Basée à Paris, elle occupe une position qui lui permet une vue de surplomb. Pour sa nouvelle exposition à la galerie Meessen De Clercq, elle déploie des oeuvres à travers une scénographie percutante répartie dans des pièces disséminées au coeur de l’espace labyrinthique.

Plus grande la France

Au premier étage, le spectateur est accueilli par une proposition double -deux salles que sépare un couloir- opérée à partir d’un même objet, à savoir le Monument à la gloire de l’expansion coloniale française, soit un groupe statuaire réalisé par Jean-Baptiste Belloc en 1913. Composée de cinq éléments, cette oeuvre allégorique, intitulée également « monument à la plus grande France » -on appréciera le remarquable euphémisme-, se décompose lentement dans le jardin tropical de Paris, à l’est du bois de Vincennes. Thu-Van Tran s’est appuyée sur cette ruine à la gloire des colons pour présenter, d’un côté, une série de 20 photographies soulignant les détails révélateurs -patte amputée d’un coq représentant la France, omniprésence de la mousse…- de la décrépitude à l’oeuvre; de l’autre, des moulages fragmentaires à la blancheur éclatante, prélevés à même le vestige déchu. L’esprit navigue entre le présent et le passé, l’exotisme forcé et la brutalité de la représentation. Un film prolonge le propos en montrant le pouvoir inhérent à la matière, celui d’emporter les bribes d’une histoire à travers le temps. Plus loin, on découvre en surplomb trois oeuvres magnétiques de l’intéressée. Photographies? Peintures? Rien de tout cela: ces énormes formats qui présentent des paysages occidentaux sont en réalité des bâches -servant à dissimuler des chantiers en cours dans la capitale du Viêtnam- que l’intéressée s’est appropriée. Là aussi, le temps a fait son oeuvre en patinant les couleurs. L’air de rien, ces bribes d’Occident censées polariser les fantasmes des passants en disent long sur le chamboulement des mécanismes du désir initié par la structuration coloniale du monde. À l’étage, on trouve deux images de la série From Green to Orange (208 x 155,5 cm), dont le principe repose sur la « désagrégation » d’un cliché de végétation luxuriante à partir d’un mélange d’alcool, de rouille et de colorant. Le vert initial de l’image se transforme en un orange apocalyptique qui rappelle l’agent orange de sinistre mémoire, un défoliant déversé par l’armée américaine sur la jungle lors de la guerre du Viêtnam. Enfin, on s’arrête sur un très émouvant portrait de Marguerite Duras jeune. À moitié gommée par le bleu de méthylène, la représentation évoque les méthodes actuelles de destruction des livres, le fameux pilon. Une belle métaphore de la censure, toujours à l’affût, et de la fragilité des mots pour le dire.

www.meessendeclercq.com

Michel Verlinden

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