CET ÉTÉ, FOCUS VOUS OFFRE UNE NOUVELLE INÉDITE DE L’ÉCRIVAIN AMÉRICAIN BENJAMIN WHITMER. SUITE DES AVENTURES DE DERRICK KREIGER…

Assis dans ce bar, Derrick buvait ses bourbons sans bouger. Même pas envie de secouer la tête après sa suspension. Face à l’insanité des choses qu’on lui demande de faire et des limites qu’on lui impose ensuite pour les faire. Il n’y a pas un seul de ses supérieurs qui ne serait pas heureux de rafler jusqu’au dernier les Noirs d’Over-the-Rhine, de leur coller un sac de jute sur la tête et de les envoyer se noyer en file indienne dans l’Ohio.

– Ça n’a pas l’air d’aller très fort.

La voix de la femme le fit sursauter. Sous la secousse, une petite larme de bourbon passa par-dessus le rebord de son verre. La femme s’assit à côté de lui. Peau sombre, yeux plus sombres encore, elle le regardait la tête un peu penchée.

– J’ai connu mieux, dit-il.

– Ouais. (Elle croisa ses avant-bras sur le bar et y posa la tête. Elle sourit, dévoilant entre ses incisives un vide assez grand pour que Derrick laisse ses yeux y plonger.) Je vois ça.

Derrick rit de son rire rêche, écorché. Puis il posa la seule question qui lui vint à l’esprit.

– Vous buvez quoi?

Derrick n’avait jamais eu de mal avec les filles au lycée. Son côté ténébreux et tendu les faisait fondre, surtout quand il était assis de l’autre côté d’un feu de camp, une bière à la main, après un match de football. Et il ne cherchait jamais à expliquer ses silences, ses absences. Les autres gars, dans cette petite ville du Kentucky, n’arrêtaient pas de parler de leurs plans d’évasion. Ce n’étaient que des histoires auxquelles personne, pas même eux, ne croyait. Derrick, lui, savait exactement comment il s’y prendrait pour s’arracher de là. Mais il n’était pas plus capable d’expliquer le pourquoi de la chose à toutes ces lycéennes qu’il ne l’était d’expliquer ce qui se passe dans le cerveau d’un crotale des bois.

Son silence s’épaissit au Vietnam. Et depuis son retour, il n’a plus rien à dire aux femmes. Quand il arrive au bout du vide qu’il a en lui, quand il arrive au bout de la solitude, quand il a besoin d’un peu de chaleur humaine, alors, seulement alors, il va aux putes du coin. Il sent que sa capacité à parler s’atrophie, il voit les volets se fermer sur le genre de conversation normale qui permet aux gens de rester normaux. Les voit comme s’il les fermait lui-même sur sa propre version de la cabane de son père.

Mais cette femme, elle s’appelait Lou, cette femme était d’un contact si facile qu’il en oublia plus ou moins de cesser de savoir parler. Pas pour verser dans l’inepte épanchement sentimental que chérissent tant les flics, les membres des gangs de motards et les femmes au foyer. Ça, il ne le supportait pas plus de cinq minutes de la part de quiconque. Non: il se laissa aller au libre flot d’une conversation plus profonde et plus légère, d’une conversation qui, plutôt que de vous asséner l’identité de la personne avec qui vous parlez, vous laisse la découvrir par vous-même.

Alors ils burent jusqu’à la fermeture. Et il n’est rien de tout à fait aussi rassérénant que de sortir d’un bar sordide au bras de quelqu’un en sentant la lumière crue des néons vous botter le derrière. Ils prirent la voiture, allèrent chez elle, dans son appartement d’Over-the-Rhine. Elle y roula des joints, servit des verres. Elle avait un vilain sens de l’humour et une voix douce, furtive. Et ce vide entre les incisives où les yeux de Derrick ne cessaient de plonger. Mais à chaque fois qu’il tentait quelque chose de physique, elle trouvait un ailleurs où aller.

Et lentement, dans la brume de fumée et d’alcool qu’ils s’étaient créée autour d’eux, dans cette nuée à la dérive entre les murs de l’appartement, il commença à saisir qu’il avait fait une grosse erreur.

Mais il était trop tard. La suite, Derrick se la rappelle fort mal.

Le jeune gars revient, lui tend un miroir à main. Sur le miroir, un petit tas de cocaïne, une lame de rasoir, une paille. Derrick se tranche deux lignes et les sniffe. La cocaïne se décharge droit dans le cerveau, le sang.

– Va me chercher le reste et emballe-le moi pour que je puisse l’emporter, dit-il d’une voix rauque en jetant le miroir à main sur le canapé, à l’autre bout de la pièce. Et il me faut aussi des fringues dans lesquelles je puisse sortir sans me faire descendre.

Les yeux du jeune gars s’illuminent.

– J’ai exactement ce qu’il faut.

Il sort de la pièce de sa démarche flasque. Revient, lâche aux pieds de Derrick un grand manteau et un chapeau mou de l’uniforme de l’armée confédérée.

– Des fois, y a aussi des acteurs qui viennent se fournir chez moi, dit-il en retournant s’asseoir sur le canapé, mains serrées devant ses genoux.

– J’ai à moitié envie de t’abattre sur place, dit Derrick.

Mais il enfile le manteau et se cale le chapeau sur la tête.

– Personne remarquera ce que c’est, dit le jeune gars.

Il se lève d’un bond, s’approche de Derrick et amorce un geste pour épousseter les passements dorés des épaulettes. Mais Derrick pose la bouche du revolver sur son front et le repousse jusque dans le canapé.

Derrick se sent ridicule dans ce déguisement, mais le jeune gars dit vrai. Au début, personne ne tourne le regard vers lui alors qu’il marche d’un pas traînant en direction de l’appartement de Lou. Des voitures brûlent, des hommes et des femmes se font piétiner jusqu’à en disparaître dans le macadam, et Derrick progresse comme un spectre entre les ombres, tenant l’énorme revolver sous le pan de son manteau, pouce posé sur le chien.

Puis quelqu’un le repère. Un grand Noir, la cinquantaine, les cataractes dans ses yeux reflétant les flammes de l’émeute dans des tons bleus étranges. Il se tient au milieu de la rue, un manche de masse entre les mains. Bombe le torse, puis pousse un rugissement et se rue vers Derrick en taillant dans la foule. Derrick s’adosse contre le mur et sort son revolver de dessous son manteau.

– Vous faites erreur sur la personne, dit-il.

L’homme balance un vieux vélo pourri hors de son chemin et s’approche de Derrick en retroussant les lèvres.

– Je sais exactement qui tu es, espèce de sale gros porc de flic, dit le gars. Tu as foutu mon fils au trou en le piégeant pour trafic d’herbe.

– Un pas de plus et j’en fais un orphelin.

– Je vais te fracasser ta putain de tête.

Les rues sont secouées par des salves de micro-éruptions. Les flammes se repaissent des pneus, ça explose, les voitures se font dévorer jusqu’au dernier boulon, et la fumée que fait tout ça s’expulse en tourbillons hors de la rage et du chaos. Les coups de revolver fissurent le vacarme comme s’ils avaient été tirés dans une bibliothèque, et quelques émeutiers se jettent à terre. Mais la plupart ne font que regarder autour d’eux comme des cons à la recherche du camion bourré d’explosif qui vient de péter, c’est sûr. Le vieux Noir est furieux, mais sa fureur ne l’empêche pas de mettre 20 bonnes secondes avant de se rendre compte qu’il n’est pas blessé, puis de se relever.

Cela fait alors longtemps que Derrick a disparu en se fondant de nouveau dans la fumée et les ombres.

Une des choses que Derrick n’avait comprises que des années après l’enterrement de sa mère était que le bichon n’était pas mort avec elle. Il s’en était rendu compte quand il était tombé, dans un des livres de son père, sur une coupure de journal avec une photo de l’épave où l’on voyait le bichon se blottir contre les jambes lessivées par la pluie d’un des policiers présents sur place.

Non que Derrick en veuille à son père d’avoir abattu le chien. Dans cette ville de labradors et de retrievers, lui aussi voulait le faire abattre. Quoi qu’il en soit, il sait foutrement bien que ce n’est pas pour ça qu’il hait son père. Il ne peut pas non plus mettre la sensation d’écorchement total qu’il éprouve depuis presque toujours sur le compte de la mort de sa mère. Il n’a jamais été plus proche d’elle qu’il ne l’était de son père. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’a pas pleurée à sa mort, mais c’était un être maniaque plein de maux de tête et de souffrances chroniques aléatoires qui ne pouvaient se traiter qu’à coups de soirées de beuverie. Et quand elle était ivre elle devenait braillarde et imprévisible. Pour le tout jeune Derrick, c’était une personne à éviter autant qu’on le pouvait, à tolérer quand on ne le pouvait pas.

Certains hommes sont juste plus impressionnables que d’autres, songe Derrick en se glissant hors de la fumée de l’émeute pour s’enfoncer dans l’obscurité caverneuse d’une ruelle d’Over-the-Rhine. En dehors de la vie qu’il avait dans sa tête, la vie qu’il s’était forgée avec ses livres, le reste de l’existence du père de Derrick se déroulait entre épiceries, salles de classe et salles à manger. Il vient à Derrick des envies de suicide à la simple idée d’énumérer toutes les merdes dont il n’a rien à foutre dans sa vie. Cette émeute, ce petit saccage de rien du tout, voilà ce qui s’est passé de plus proche de ce qu’il pourrait trouver intéressant depuis qu’il est rentré de la guerre. Et pendant la guerre il a connu des moments où il ne s’ennuyait pas du tout. Quand il était plein d’électricité, qu’il débordait et qu’il était vivant.

Il essaie de ne pas y penser.

BENJAMIN WHITMER EST NÉ EN 1972 ET A GRANDI DANS LE SUD DE L’OHIO ET AU NORD DE L’ÉTAT DE NEW YORK. IL A PUBLIÉ SON PREMIER ROMAN, PIKE, AUX ÉDITIONS GALLMEISTER EN 2010. IL VIT AUJOURD’HUI DANS LE COLORADO, OÙ IL PASSE LA PLUS GRANDE PARTIE DE SON TEMPS LIBRE EN QUÊTE D’HISTOIRES LOCALES, À HANTER LES LIBRAIRIES, LES BUREAUX DE TABAC ET LES STANDS DE TIR DES MAUVAIS QUARTIERS DE DENVER.

TRADUIT PAR JACQUES MAILHOS

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