Je m’étais mis en tête de résister à la sinistrose cette semaine et de m’offrir même, pour une fois, une escapade joyeuse sur le sentier des plaisirs minuscules et majuscules de l’existence, bien décidé à m’abandonner à ce syndrome de « la première gorgée de bière » cher à l’antidépresseur littéraire Philippe Delerm… Sauf que mes bonnes intentions ont vite été douchées par la pluie acide d’un réel peu coopératif. J’en étais en effet à faire le tour de mes extases récentes solubles dans l’universel, assis sur une terrasse de café ruisselante de soleil, quand deux tables plus loin, un mioche confisqua le silence d’autorité à 100 mètres à la ronde et ne le rendit plus jusqu’à ce que je prenne prématurément le large, les nerfs à vif, prêt à décimer un peuple entier. J’étais passé d’un état de béatitude papale à une haine écumante en quelques instants à peine. Comme un Bruce Banner mutant en géant vert à la moindre contrariété. Fâcheux et inquiétant.

À ma décharge, la petite troupe ne ménageait pas sa peine pour électrifier l’air ambiant. Je ne sais d’ailleurs pas ce qui était le plus agaçant, du petit salopiot qui prenait un malin plaisir à se rouler par terre et à marteler la table avec sa fourchette ou de la mère qui avait visiblement lu Dolto de travers et confondait éducation et permissivité, coulant même des regards réprobateurs à ceux qui osaient les dévisager, l’air de dire: « Quoi, vous voulez que je le recadre, que je le réprimande, que je le punisse aussi peut-être? Mais je ne suis pas un tyran, moi, Monsieur! »

Le chahut et surtout le sans-gêne qui lui servait ici de complice ont eu raison de mon élan altruiste, bientôt remplacé par des picotements dans la nuque, prémices à une fureur prête à déborder de sa casserole pour ébouillanter le premier emmerdeur venu. Un glissement d’humeur qui me fit changer mon fusil éditorial d’épaule. Plutôt qu’à l’inventaire de nos petits bonheurs, finalement bien fragiles, c’est au ressort de la haine ordinaire, et à sa vitesse de propagation, que je consacrerai mon temps de parole. Sur ce sujet, question universalité, je suis paré tant ce sentiment vénéneux sature de nos jours l’espace public. La guerre, les attentats, les fermetures brutales d’usine, les faits divers sordides, les mesquineries politiques, la dilapidation de valeurs antidotes comme la pudeur, le sens du bien commun ou le respect… tout semble faire farine au moulin de la violence symbolique ou réelle. Chaque automobiliste est désormais un psychopathe en puissance. La moindre frustration, légitime ou non, peut dégénérer en meurtre de masse. Comme si l’air qu’on respire avait été remplacé par un gaz inflammable à l’initiative d’un savant fou sorti d’un comics de la Marvel. Il suffit de dérouler la home page d’un site d’informations, ce petit catalogue des horreurs, pour établir un diagnostic: la société est à cran.

De la dépression qui n’est au fond que l’aversion de soi aux débordements verbaux qui éclaboussent la Toile, la bile suinte par toutes les coutures. L’erreur serait de croire que la haine est un objet extérieur, un virus qu’on attrape à l’insu de son plein gré. Comme le mauvais cholestérol, elle dépend de ce que nous ingurgitons. L’exposition permanente aux mauvaises ondes nous enferme dans une spirale négative, mortifère. Difficile dans ces conditions de résister à « la tentation d’être une ordure » pour reprendre le titre de l’édito de la dernière livraison de La Revue nouvelle. La haine appelle la haine. A fortiori dans un monde atomisé où chaque individu est un roitelet sûr de son bon droit. Et sachant qu’il faut deux doses de bienveillance pour venir à bout d’une mesure de haine. Nous n’en sommes pas moins responsables de nos actes et de nos pensées. Agent provocateur ou messager de la paix, chacun peut choisir.

Demain, c’est promis, je retourne sur la terrasse où tout a commencé, mais cette fois drapé dans une robe safran, le livre de Matthieu Ricard sous le bras et des paroles apaisantes plein la bouche. Si je parviens à pacifier cette terrasse, j’aurai retardé de quelques secondes la fin du monde…

PAR Laurent Raphaël

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