Chronique d’une disparition

Penélope Cruz et Javier Bardem (au centre) jouent au plus juste face à la caméra discrètement virtuose de Farhadi.

Asghar Farhadi délaisse l’Iran pour l’Espagne où il signe un drame suffocant, s’insinuant sous le vernis des apparences pour mieux percer la nature humaine

Unanimement salué pour Une séparation, Asghar Farhadi s’était risqué dans la foulée à un premier tournage hors d’Iran, Le Passé, filmé dans la banlieue parisienne autour du trio Bérénice Bejo, Tahar Rahim et Ali Mosaffa. Initiative quelque peu hasardeuse, pour un film ne constituant assurément pas sa plus grande réussite, comme si le style du réalisateur persan était venu se heurter à la réalité française. Cinq ans plus tard, le voilà qui réitère l’expérience, avec plus de succès cette fois, pour Everybody Knows, un drame gravitant autour du duo Penélope Cruz-Javier Bardem et se déroulant dans un village ibère où l’on s’apprête à célébrer un mariage. À la liesse succède toutefois la stupeur lorsque, au soir des noces, une des invitées disparaît, prétexte pour le cinéaste à soulever le voile des apparences pour poursuivre son exploration de la nature humaine. Explications détendues dans les bureaux de sa maison de production parisienne…

« Dans mes films, j’ai besoin d’une crise pour dévoiler les sentiments intérieurs des individus. »

Qu’est-ce qui vous a amené en Espagne?

L’idée de cette histoire m’est venue il y a quinze ans, alors que je voyageais en Espagne avec ma famille. Nous n’arrêtions pas de voir des photos d’une fillette sur les murs et ma fille m’a demandé de quoi il s’agissait. La traductrice nous a expliqué que c’était la photo d’une disparue et ma fille a eu peur tout au long du séjour, craignant que ça lui arrive également, en dépit de mes dénégations. Voilà comment cette idée a germé, même si ça ne fait que quatre ans que j’ai vraiment commencé à travailler sur le scénario. Puisque cette histoire avait débuté en Espagne, je n’ai jamais pensé tourner le film ailleurs.

Vous aviez auparavant réalisé Le Passé en France. Que vous apporte le fait de tourner hors d’Iran?

Il y a différentes dimensions, dont une personnelle: quand je sors d’Iran pour tourner des films, ça élargit ma perspective du monde. Chacun de ces films constitue un début pour connaître une autre culture et m’aider à m’ouvrir à autre chose. Mais une chose essentielle à mes yeux, c’est que plus je travaille à l’extérieur de mon pays, plus je me rends compte que les individus et leurs problèmes se ressemblent. Les sentiments humains, la haine, l’amour, l’amitié, sont pareils partout, c’est la façon de les exprimer qui diffère d’un pays à l’autre.

Ne parlant pas la langue, comment arriver à appréhender la réalité espagnole et à vous en pénétrer afin de la traduire à l’écran?

À partir du moment où l’on sait qu’il y a là un danger, on est extrêmement vigilant. Je ne dirais pas que le fait de ne pas connaître une langue est sans importance, mais pas au point qu’on imagine: on peut faire sans. J’adore Rashômon, d’Akira Kurosawa, que j’ai découvert sous-titré. Je ne connais pas le japonais, mais je l’aime sans doute plus que beaucoup de Japonais qui l’ont vu. Pour moi, la langue n’est pas une barrière pour rentrer dans un film. Et s’il est vrai que je ne connaissais pas l’espagnol, je connaissais par contre tous les dialogues par coeur, parce que dès le début nous les avions peaufinés jusque dans les moindres détails avec un traducteur.

Chronique d'une disparition

Tout comme À propos d’Elly, Everybody Knows a une disparition pour point de départ. En quoi ce motif constitue-t-il à vos yeux un bon déclencheur de l’action?

On a l’impression que ces deux films se ressemblent, mais pourtant, l’idée de Everybody Knows est antérieure à celle de À propos d’Elly. Cette disparition nous ramène vers une crise, et dans mes films, j’ai besoin d’une crise pour dévoiler les sentiments intérieurs des individus. Si ce mariage se déroulait sans la disparition, on en saurait beaucoup moins du passé des uns et des autres. Si, par exemple, vous et moi, nous nous trouvons dans un ascenseur pour nous rendre au quinzième étage et qu’il y monte directement, nous ne pourrons avoir qu’une connaissance très superficielle l’un de l’autre. Mais par contre, si entre le neuvième et le dixième étage survient un arrêt et que nous sommes obligés de rester ensemble, ça génère une crise qui va nous amener à apprendre beaucoup de choses sur nous-mêmes. Créer une crise dans un film n’est pas un objectif en soi, mais bien le moyen pour écarter les rideaux superficiels des individus et voir leur intérieur, leurs doutes quand ils sont confrontés à des choix, et qu’ils doivent décider quel chemin emprunter.

Everybody Knows s’ouvre sur un mécanisme d’horloge. Le cinéma est-il un art tout indiqué pour montrer l’effet du temps?

Le cinéma est l’un des outils qui permettent de montrer le temps, même si je considère que la littérature en est un meilleur. Le passage du temps constitue aujourd’hui l’une de mes préoccupations principales. Il y a deux catégories de personnes dans le monde: celles qui considèrent qu’à chaque jour qui passe, leur vie a été prolongée, et celles qui pensent qu’elle s’en trouve écourtée. J’appartiens à la seconde catégorie. Et puis, un proverbe cubain dit: « On ne sait jamais quel passé nous attend. » Cette formule ferait un très bon résumé du film.

Vous êtes plutôt un cinéaste de la ville, de Téhéran à Paris. Pourquoi avoir choisi de situer ce film à la campagne?

J’avais envie de m’éloigner du brouhaha et d’aller vers la nature et le calme. Les relations entre les villageois ne sont pas les mêmes qu’entre les citadins, et ça servait mon propos. Je voulais une histoire compliquée avec des gens simples, dans un cadre où des gens se connaissent tous, tout comme leur histoire.

S’agissait-il également de montrer une société où les rapports de classe sont encore présents?

C’est exactement ça, le côté social du film. Quand on regarde négligemment, on a l’impression que les strates entre les différentes couches de la société ne sont plus là, mais une fois que l’on rentre dans la crise, on voit que chacun reste dans son rang.

Pourquoi avoir choisi ce titre?

J’aime le paradoxe qu’il recèle. Le film aurait également pu s’intituler Nobody Knows: ça renvoie à la souffrance liée à la connaissance, comme dans le mythe de Prométhée, plus on sait, plus on souffre. Et puis, ça suggère le poids de la rumeur: les secrets se révèlent au fur et à mesure, on connaît la réalité, mais d’autres secrets se créent, qui viennent l’occulter.

Puisque chaque nouveau tournage à l’étranger élargit votre horizon, pourriez-vous envisager de faire un film aux États-Unis?

Il est probable que j’en fasse un, mais pas dans le sens des grandes productions des studios américains. Si je tourne un film là-bas, je le ferai suivant les mêmes procédures et le même chemin que celui que j’ai emprunté jusqu’à présent. Mais mon souhait personnel est de tourner le plus de films possibles en Iran. Je ne pense pas que l’on puisse faire de nombreux films en étant éloigné de sa culture. On a besoin de nourriture, et la nourriture de l’âme vient de là où on est né et où se trouvent nos racines.

Qu’est-ce qui vous empêche de tourner tous les films que vous souhaitez en Iran?

Il m’arrive d’avoir des idées en tête, mais les limites imposées en Iran ne me permettraient pas de les exprimer comme je le veux. Comment montrer un mariage en Iran? Les femmes devraient être voilées, mais je ne veux pas m’y résoudre, parce que ça ne correspond pas à la réalité: en Iran, à un mariage, les femmes ne sont pas voilées, mais dans un film, je serais obligé de les montrer portant le voile. J’aurais pu tourner cette histoire en Iran, mais en changeant beaucoup d’éléments, et notamment en faisant apparaître les femmes différemment.

De telles contraintes peuvent-elles parfois constituer un moteur créatif?

Elles ne stimulent la création qu’à court terme. À long terme, elles la tuent. Avoir des limites n’aide pas à créer mais à trouver des manières différentes de s’exprimer qui, au bout d’un moment, s’avèrent répétitives. Pour créer, il n’y a rien de plus important que la liberté.

Chronique d'une disparition

Everybody Knows

Premier film tourné hors d’Iran par Asghar Farhadi, Le Passé n’avait que modérément convaincu, comme si la force réaliste du cinéma de l’auteur d’ Une séparation s’était diluée à l’horizon français. Cinq ans plus tard, et non sans avoir renoué entre-temps avec ses fondamentaux avec Le Client, le cinéaste persan renouvelle l’expérience, posant cette fois sa caméra en Espagne pour Everybody Knows, son huitième long métrage. L’action se situe dans un petit village perdu dans les vignobles, celui que retrouve Laura (Penélope Cruz), de retour d’Argentine où elle a laissé son mari, Alejandro (Ricardo Darín), pour assister avec leurs deux enfants au mariage de sa soeur. Et de renouer avec sa famille et ses proches, et notamment Paco (Javier Bardem), son ancien compagnon, viticulteur coulant désormais des jours heureux avec Bea (Bárbara Lennie). L’humeur est légère, l’atmosphère solaire, l’allégresse contagieuse. À quoi la disparition, le soir de la cérémonie, d’Irene (Carla Campra), la fille de Laura, vient porter un coup d’arrêt brutal. Tandis que chacun se perd en conjectures, des secrets longtemps enfouis remontent bientôt à la surface, l’harmonie qui semblait présider à la petite communauté s’effritant inexorablement…

Mécanique implacable

Comme dans À propos d’Elly, le film qui le révélait en 2009, Asghar Farhadi recourt à une disparition comme élément déclencheur de l’action. Même cause, effets contrastés: mariant le drame psychologique et le suspense, Everybody Knows n’est pas sans avoir quelque consonance hitchcockienne. Pour autant, et même s’il veille à mener le volet thriller à son terme, semant la route de fausses pistes histoire de relancer l’intrigue, ce dernier tient lieu de prétexte à un auteur n’aimant rien tant que s’insinuer sous la surface des choses pour procéder à l’étude de personnages confrontés à une crise qui les dépasse et aux dilemmes qui s’ensuivent. L’absente, en l’occurrence, a le don de faire tomber les masques et de révéler les êtres. À cet égard, ce nouvel essai s’inscrit dans la continuité de l’oeuvre et Farhadi confirme être un orfèvre en la matière, trouvant dans ce village et les tensions souterraines qui régissent les relations de ceux qui l’habitent, le cadre idéal pour installer son théâtre moral. Sans atteindre à l’exceptionnelle densité d’ Une séparation -un pur chef-d’oeuvre il est vrai-, Everybody Knows est ainsi une incontestable réussite, un film-gigogne où un secret en appelle un autre, la rumeur n’en finissant plus de porter ses effets, dévastateurs, en quelque mécanique implacable. On y verra aussi, accessoirement, le film le plus accessible de son auteur, et pas seulement parce que le duo Penélope Cruz-Javier Bardem y joue au plus juste, évoluant avec naturel face à une caméra discrètement virtuose.

D’Asghar Farhadi. Avec Penélope Cruz, Javier Bardem, Ricardo Darín. 2 h 12. Sortie: 16/05.

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