Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

D’UNE TRANSPLANTATION CARDIAQUE, MAYLIS DE KERANGAL TIRE UNE ÉPOPÉE COLLECTIVE ET UNE LEÇON DE LITTÉRATURE SUR FOND DE CHORÉGRAPHIE DE L’URGENCE. MAGNÉTIQUE.

Réparer les vivants

DE MAYLIS DE KERANGAL, ÉDITIONS VERTICALES, 280 PAGES.

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Après la Californie et la Sibérie, Maylis de Kerangal, fille et petite-fille de capitaines au long cours, est donc rentrée au port. Ses deux derniers romans l’avaient emmenée loin. En 2010,elle réinventait quelque chose de la construction du Golden Gate Bridge dans Naissance d’un pont -soufflante, magistrale épopée technique qui travaillait au corps l’énergie humaine d’un chantier. En 2012, elle signait avec Tangente vers l’est un court feuilleton aux images cinématographiques de taïga et de solitude pétrifiée, écrit depuis les compartiments du transsibérien dans l’extrême-est du monde boréal. Celle qui aime penser la littérature en termes d’espaces regagne aujourd’hui le Havre natal pour son sixième roman, Réparer les vivants, récit à la profondeur de champ resserrée, histoire d’un autre genre de voyage -celui d’un coeur en attente de transplantation.

Motif duel par essence -« point magique du langage toujours situé à l’exacte intersection du littéral et du figuré, du muscle et de l’affect« , « à la fois mécanique de pointe et opérateur d’imaginaire surpuissant« -, l’organe a logiquement levé l’intérêt d’une romancière en quête de sujets limites: la force de Maylis de Kerangal, ici encore, c’est d’aller chercher le roman où on ne l’attend pas.

Influx d’intensité

Simon Limbres s’est levé à l’aube. Au petit matin glacé, il embarque avec deux potes et sa planche pour une session de surf dans la mer déchaînée d’Etretat. Au retour, sur la route tendue de verglas, le van surchauffé quitte l’asphalte, et l’adolescent est éjecté par le pare-brise. La mort encéphalique (le coeur fonctionne, plus le cerveau) est bientôt prononcée, et les parents de Simon de devoir décider si leur fils, ado bruyant et égoïste quelques heures plus tôt encore, sera « donneur ». Quelqu’un attend une greffe, quelque part; le hasard devient urgence. Et dans le passage de relais humain qui s’engage sous la plume de Maylis de Kerangal, l’urgence devient littérature.

Récit d’action au sens fort -« rien moins qu’un transfert de vie« , Réparer les vivants est un roman lancé à pleine vitesse dans un espace-temps comme surexposé aux néons, fait de chapitres pensés comme des coupes transversales dans le réel. Dans une langue qui ponctionne la poésie surréaliste du lexique médical, le roman progresse en influx d’intensité. Médecins, infirmières, chirurgiens: les personnages sont cueillis d’un simple coup de téléphone dans la solitude et l’ennui comique (humains, si ironiquement humains) de leurs gardes, et leurs trajectoires violemment projetées dans un présent où ne compte plus que leur chorégraphie collective et synchronisée.

Clinique et tragique, aseptisé et empathique, sans jamais tomber dans les écueils associés, Réparer les vivants creuse la voie littéraire d’une expérience humaine radicale. A la page 280, 24 heures moins une minute après son lancement, le dernier chirurgien d’une longue chaîne pose ses instruments: l’opération est terminée. Et avec elle un livre vital, magnétique et électrisant. Pour Réparer les vivants, celle qui écrit à Paris dans une chambre de bonne racontait récemment au Nouvel Obs avoir assisté à une transplantation « documentaire » à la Pitié-Salpêtrière: « Ça a été la nuit la plus intense de ma vie. » Préparez-vous à un grand nocturne littéraire.

YSALINE PARISIS

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