Depuis L’agrume (2001), fabuleux récit sur les ironies amères d’un amour qui tourne court, Valérie Mréjen, vidéaste et photographe française, passe au crible de ses brefs romans un ordinaire acidulé, piqué de détails, de dialogues pseudo banals et de beaucoup d’esprit. Et, bien sûr, de difficiles premières phrases.

La première phrase de Forêt Noire est d’une grande neutralité. Pourquoi?

Longtemps, j’ai eu l’impression de tourner physiquement autour de la porte d’entrée de Forêt Noire, sans savoir comment la pousser. Je savais que le livre s’ouvrirait sur un suicide, inspiré par celui d’Edouard Levé ( photographe et écrivain français, 1965-2007, ndlr), qui était un ami. Edouard Levé s’est pendu chez lui, dans son appartement, celui dans lequel il avait déjà l’habitude de prendre des photos. Il y avait donc ce décor qui était celui qu’il utilisait dans son travail, assez neutre, avec un sol en béton gris. Il avait préparé la liste des gens à prévenir… Tout était déjà pris en charge. C’était presque comme une ultime performance de sa part. Comme s’il avait fait en sorte qu’on n’arrive même pas à être émus. Je me suis demandé comment raconter cet événement, comment le décrire de façon objective, presque neutre. Au début, pendant longtemps, ma première phrase était:  » Quelque chose ne va pas. » Mais ensuite j’ai voulu d’avantage banaliser la situation. Il fallait que le personnage soit dans un rapport très quotidien à son intérieur, aux gestes. Je me suis imaginée un Edouard méthodique, abordant la préparation de son suicide comme une action anodine. Un peu comme on fait du bricolage et on prend une pause pour ne pas se taper sur les doigts avec le marteau.

Vous avez pesé chaque mot vu sa brièveté?

J’ai choisi d’écrire  » cet » homme, et pas  » un » homme: je me suis rendue compte après coup que ç’avait dû me paraître important de désigner cette personne comme quelqu’un qui a existé, comme si j’avais voulu qu’on sache d’emblée que ce n’était pas une sorte de fiction, et pas un homme interchangeable dont je raconterais une histoire qui pourrait être différente de celle qui est. Je voulais qu’on sente que c’était une histoire bien précise, et qu’à sa suite le livre en entier s’ouvrirait sur de vrais récits de disparitions dont j’avais entendu parler. Toutes ces histoires de mort avec lesquelles on vit au quotidien, qui nous travaillent, qui nous accompagnent…

En somme, vous ouvrez sur quelqu’un qui décide d’en finir…

Ma première histoire est une annonce de la façon dont le livre fonctionne, à savoir sur une succession de fins. Six Feet Under m’a servi de modèle narratif. Dans la série, chaque fois qu’un épisode commence, on sait que ça signifie la mort de quelqu’un mais on ne peut jamais savoir comment elle va arriver. On commence et puis c’est déjà une histoire de fin…

Pourquoi avoir choisi cette mort-là comme amorce, parmi toutes celles du livre?

C’est une mort qui m’a marquée. Quand quelqu’un de sa génération décide tout à coup de mettre fin à ses jours, c’est quelque chose qui nous renvoie tous à la question qu’on peut se poser, de continuer ou pas, d’avoir foi en ce qu’on fait, de se battre au quotidien. Toutes ces choses qui nous empoisonnent la vie parfois, mais qui font qu’on continue… Et puis il y avait cette coïncidence qu’Edouard fêtait son anniversaire à la date à laquelle moi j’ai perdu ma mère. C’était une manière d’entrer dans le livre par une correspondance, de lancer une chaîne de résonances entre les histoires qui, après, se met à fonctionner toute seule. Je me suis moi-même laissé surprendre par l’évolution du récit. Il y a des choses qui sont arrivées que je n’avais pas du tout prévues. Quand j’écris, je suis souvent dans une succession marabout bout de ficelle…

PROPOS RECUEILLIS PAR YSALINE PARISIS ILLUSTRATION BLEXBOLEX

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