GUILLAUME EVIN PUBLIE UNE ANTHOLOGIE RECENSANT 80 FILMS AYANT CHOQUÉ LEUR ÉPOQUE, EN UNE RELECTURE DE L’HISTOIRE DU CINÉMA PAR SON VERSANT POLÉMIQUE(S). UN OUVRAGE PASSIONNANT.

« Au commencement, le cinéma était scandaleux. » C’est par cette formule sans appel que s’ouvre Quel scandale!, anthologie que consacre Guillaume Evin à des films ayant choqué leur époque; un voyage en 80 stations débutant avec Birth of a Nation, de David Wark Griffith, en 1915, pour se refermer sur Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow, en 2012. Journaliste indépendant, et auteur, notamment, d’une Anthologie Belmondo et autres ouvrages consacrés à James Bond, Evin n’est pas le premier à envisager un siècle de cinéma en mode polémique ou sulfureux -que l’on songe à Films à scandale! de Jean-Luc Douin ou aux 50 films qui ont fait scandale que proposait en son temps la revue CinémAction.

Pour autant, son volume arrive à son heure, « parce que, explique-t-il, on se rend compte qu’il y a finalement une sorte d’appauvrissement, d’auto-censure de la part des producteurs, parfois des scénaristes, et des réalisateurs. A partir du moment où le système est verrouillé pour bonne part par les télévisions qui préfinancent les films, beaucoup de projets potentiellement sulfureux ou scandaleux ne voient pas le jour. L’idée était donc de montrer qu’il y a eu une tradition, de remonter aux sources, pour rappeler que le cinéma a de tous temps oscillé entre deux pôles: celui du pur divertissement, et un autre, plus réflexif, où de grands réalisateurs ont voulu dessiller les yeux de la société. Il y a eu un type de cinéma engagé, qui a déclenché les passions et suscité la polémique. L’intention était d’exhumer certains chefs-d’oeuvre parfois oubliés, d’autres qui ont été réhabilités avec le temps, et de montrer qu’il existe une filiation. Et que si cette tradition s’est appauvrie depuis quelques années, il suffirait peut-être de pas grand-chose. Il existe toujours des sujets dérangeants; encore faudrait-il que les producteurs et les scénaristes aient le courage de les monter. »

L’ouvrage n’a pas vocation à l’exhaustivité, et il fait par ailleurs la part belle au cinéma français (près de la moitié des 80 titres recensés). La sélection n’en reste pas moins en tous points passionnante, l’auteur se livrant, au départ d’un « triptyque fondateur, sexe, violence et religion qui composent souvent un cocktail explosif « , à un inventaire du scandale au cinéma. Une démarche qui englobe classiques (La Grande illusion, Les Sentiers de la gloire, Belle de jour, La Horde sauvage, La Liste de Schindler…), oeuvres maudites (Greed, Lola Montès… ) ou guère connues (Extase, Le Rendez-vous des quais…) ayant en commun d’avoir dérangé et plus encore –« un film à scandale est une oeuvre dont le propos va être en décalage, ou à rebours de l’air du temps, estime ainsi Guillaume Evin. Et qui va se télescoper avec l’opinion publique qui le reçoit. » De cela, Quel scandale! apporte la démonstration à moult reprises, et l’on a peine à croire, le temps ayant fait son office, qu’il se soit trouvé des agités pour saccager la salle parisienne qui projetait L’âge d’or de Buñuel (lire aussi par ailleurs); que l’Office catholique du cinéma italien ait menacé d’excommunication les fidèles qui iraient voir La dolce vita, de Fellini; ou que Valéry Giscard d’Estaing en personne ait bloqué la sortie de 1974, une partie de campagne, le documentaire sur sa campagne présidentielle victorieuse qu’il avait commandé à Raymond Depardon. Soit le plus criant de ces exemples d’interventionnisme politique dont le livre regorge, et qui ont encore valu à La religieuse, de Rivette, d’être frappé d’interdiction pure et simple en France, parmi d’autres… hérésies. Autres temps, autres moeurs, et la version que tirera Guillaume Nicloux du même ouvrage de Diderot en 2013 (avec une remarquable Pauline Etienne) ne soulèvera pas l’ombre d’une polémique, allant jusqu’à être encensée par… Le Figaro, comme ne se fait faute de le relever l’auteur.

Le scandale est une notion fluctuante, en effet, les curseurs de la censure et de l'(in)tolérance évoluant avec lui. A cet égard, la lecture de l’ouvrage dégage limpidement son âge d’or. Soit les 25 années courant de 1950 à 1975: « Cela correspond d’abord à l’après-guerre, au besoin de souffler. On est plus tolérant, les digues lâchent. Et puis, dans les années 60, il y a les mouvements d’émancipation, des femmes notamment, la décolonisation, la fin des systèmes hérités de l’après-guerre. Quant aux années 70, elles sont très idéologisées, avec des affrontements politiques, sociologiques, les mouvements de classe, l’émergence de phénomènes de société comme le tourisme de masse et le tourisme sexuel. La convergence de ces différents éléments fait de la période 50-75 un terreau particulièrement fertile pour les cinéastes en mal de sensations », analyse Guillaume Evin.Lesquels sauront, de Roger Vadim et Louis Malle à Marco Ferreri ou Pier Paolo Pasolini, en faire bon usage. S’y greffe à l’occasion la conviction, énoncée par Costa-Gavras, interviewé en marge de Section spéciale (1975), qu’« en ce temps-là, certains réalisateurs pensaient encore pouvoir changer le monde avec des images. » En quoi tout espoir n’est d’ailleurs peut-être pas perdu. « Les cinéastes restent de formidables aiguillons. Kathryn Bigelow a essayé de secouer les consciences américaines avec Zero Dark Thirty. Un an après son film, Barack Obama a reconnu publiquement qu’il y avait eu des dérapages, et que l’Amérique avait torturé, alors qu’avant, on était en plein déni. C’est une politique des petits pas, qui fait progresser le débat. » Quant à vraiment choquer encore, c’est là une autre histoire…

QUEL SCANDALE!, DE GUILLAUME EVIN. ED. DE LA MARTINIÈRE, 240 PAGES.

J.F. PL.

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