DE BORGENÀ JAGTEN, TOBIAS LINDHOLM S’EST TAILLÉ UNE SOLIDE RÉPUTATION DE SCÉNARISTE AVANT DE RÉALISER, AVEC A HIJACKING, UN DRAME ÂPRE ET SEC, DANS LE SILLAGE D’UN BATEAU DANOIS DÉTOURNÉ DANS L’OCÉAN INDIEN…

Grand gaillard danois au sourire avenant, Tobias Lindholm s’est invité dans la famille du cinéma à la faveur de deux scripts écrits coup sur coup pour Thomas Vinterberg, Submarino et Jagten (La chasse). Le second, surtout, devait marquer les esprits, trustant les honneurs dans la foulée, du prix d’interprétation glané par Mads Mikkelsen au festival de Cannes à celui du meilleur scénario obtenu quelques mois plus tard aux European Film Awards. De quoi poser un auteur; pour beaucoup d’observateurs, il n’en aura guère fallu plus, d’ailleurs, pour faire de Lindholm la clé du retour en grâce de l’auteur de Festen, passé ensuite, comme on le sait, par la case des lendemains qui déchantent.

Prend-on l’hypothèse à son compte, qu’elle est aussitôt balayée d’un revers de la main par l’intéressé, sans qu’il faille y voir l’expression d’une quelconque fausse modestie: « C’est Thomas qui m’a mis le pied à l’étrier, insiste Lindholm. Je venais de terminer l’école de cinéma et je craignais de ne jamais trouver de boulot, lorsqu’il m’a appelé pour me proposer d’écrire Submarino avec lui. Nous avons été tellement enchantés de l’expérience que nous avons décidé de récidiver pour Jagten. Thomas était un héros à mes yeux: c’est la vision de Festen et des films Dogma qui m’a décidé à faire du cinéma. C’est alors que j’ai compris que l’on pouvait réaliser des films qui soient très personnels et peu coûteux, tout en ayant une véritable qualité artistique. »

Zones d’ombre

Si on le rencontre, par cette après-midi de décembre, dans la douceur d’un hôtel de Marrakech, c’est moins, toutefois, pour y parler de sa collaboration avec le réalisateur de It’s All About Love (au sujet de laquelle ce fan d’Eddy Merckx file la métaphore cycliste, évoquant le relais que prennent deux coureurs à tour de rôle), que pour parler de A Hijacking, le film qui l’a vu passer derrière la caméra. Co-auteur auparavant avec Michael Noer de R, un drame carcéral, Lindholm y confirme sa prédilection pour les univers confinés et tout en noirceur: il est cette fois question du détournement d’un cargo danois dans l’Océan indien, et des négociations qui s’entament entre la compagnie maritime ayant affrété le navire et des pirates somaliens, en une déclinaison tragique du dialogue de sourds. « Je ne sais pas vraiment d’où vient cet intérêt, sourit-il lorsqu’on l’interroge sur cette inclination. Quand j’ai envie de me divertir, je suis plutôt porté vers des films comme Pretty Woman, et mon éducation, jusqu’à l’école de cinéma, a surtout été faite de films américains. C’est alors que j’ai réalisé que s’ils étaient très bien écrits, ils étaient peut-être aussi trop construits. (…) Ma fascination pour les zones d’ombre vient peut-être pour partie du fait que le Danemark est un pays où il fait sombre une bonne partie de l’année: à cette période-ci, la nuit tombe à quatre heures de l’après-midi, et le soleil ne réapparaît pas avant neuf heures le lendemain, nous sommes donc plongés un long moment dans le noir, et j’en suis imprégné. Et puis, à l’instar d’Ingmar Bergman ou de Lars von Trier, je crois que l’on peut trouver une part de vérité sur la condition humaine en explorant nos côtés les plus sombres. On se dévoile sous la pression, comme dans les courses cyclistes, d’ailleurs. Et ce genre d’histoire est aussi beaucoup plus facile à raconter. »

Voire, toutefois; celle de A Hijacking ne ménage en tout cas pas le spectateur. Tobias Lindholm en a eu l’inspiration il y a une demi-douzaine d’années, suite aux détournements successifs de deux cargos danois. « Au départ, j’ai été fasciné de voir que des gens que je tenais pour de malheureux pécheurs somaliens puissent attaquer d’aussi gros bateaux et en prendre le contrôle. J’avais une lecture des événements en mode « Robin des bois », où de pauvres hères s’emparaient de navires pour en tirer beaucoup d’argent. Et puis, j’ai découvert la réalité de ces actes: s’il y avait de cela au tout début, il s’agit maintenant beaucoup plus de crime organisé. » Soit, en tout état de cause, un contexte mouvant de nature à déjouer le prêt-à-penser.

Reality rules

Restait encore à trouver une façon d’appréhender les faits. L’articulation du scénario, il l’arrêtera après avoir rencontré le dirigeant d’une compagnie dont un bateau avait été piraté. « Il m’a parlé du processus de négociation. J’avais dès lors mon histoire: on ne peut faire un film sur le seul détournement d’un bateau, parce que les pirates n’ont pas plus de règle que de plan, et se bornent, pour l’essentiel, à attendre. La négociation offrait un cadre pour faire avancer l’action. » En bon héritier du Dogme, Lindholm s’en est tenu à un dispositif strict, que résume une formule limpide: « reality rules », à savoir qu’il convient de suivre la logique de la vie plutôt que celle de la dramaturgie. Un souci permanent d’authenticité a ainsi présidé à la réalisation de A Hijacking, en ce compris la distribution: Connor Julian, le négociateur du film, exerce la même profession dans le civil. Et puisqu’il n’ignorait rien d’un modus operandi pour le moins singulier, le réalisateur a laissé les autres acteurs s’abreuver de ses conseils, au détriment, si besoin, des dialogues préécrits. Autre exemple, Pilou Asbaek, qui joue le rôle pivot du cuistot du navire détourné (après être apparu aussi bien dans la série télé Borgen que dans R), marinait chaque jour pendant trois heures dans une pièce surchauffée avant le premier tour de manivelle: « Après, il n’aspirait plus qu’à une chose, sortir. Plus besoin de jouer, il avait cela en lui, et pouvait consacrer son énergie à autre chose. Nous sommes allés le plus loin possible pour rester vrais. » Ce qui n’a d’ailleurs pas été sans conséquences sur un tournage mouvementé, effectué, pour sa partie maritime, sous la protection d’une dizaine de gardiens armés. « Quand nous sommes partis à Mombasa, et que nous avons loué un bateau pour naviguer dans l’Océan indien, je me souviens avoir dit aux producteurs que je ne savais pas si le film serait bon, mais leur avoir promis que les coulisses du tournage seraient par contre excellentes (rires). »

Plus sérieusement, ce principe de réalité confère au film une force peu banale, et pas uniquement en raison de sa sécheresse. La vérité qui s’y déploie adopte une tonalité proche du gris, à la mesure d’une situation inextricable n’appelant guère de solution satisfaisante. « J’espère que les spectateurs vont ressortir du film avec le sentiment que le monde est beaucoup plus complexe que ne le donnent à penser les informations, ou ce qu’ils ont l’habitude de voir dans des films européens ou américains. Ouvrir une fenêtre sur ce monde pour y placer ma caméra me semblait particulièrement intéressant. » Laissant en suspens des enjeux tant humains que politiques, c’est bien là d’un voyage au bout de la nuit qu’il s’agit.

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À MARRAKECH

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