SON ORIGINALITÉ VIRULENTE PUISÉE AUX RACINES BLUES ET JAZZ A PRODUIT UN ROCK DÉMENT. RETIRÉ DEPUIS 1982 EN PEINTRE SIGNIFICATIF, LE CALIFORNIEN A DURABLEMENT INFLUENCÉ ARNO, TOM WAITS OU DEUS.

Parole d’Arno

 » En 68, j’allais toujours acheter mes disques dans le même magasin, à Portobello (quartier branché/hippie du Londres sixties) et le patron qui savait que j’aimais le blues à la Howlin’ Wolf m’a dit d’écouter cet album qui venait de sortir, Strictly Personal . Beefheart y prenait les vieilles chansons blues et changeait le bazar (sic) , y mettant une autre sauce, surréaliste, qui aurait pu être belge. Cela donnait ce résultat wacko: plus tard, dans les années 70, je devais attendre que ma demoiselle de l’époque sorte pour pouvoir écouter Beefheart, tellement elle le détestait. » Arno, au téléphone ce lundi 20 décembre, se rappelle avoir vu le Captain à Amougies (29 octobre 1969) et en être resté tétanisé comme 2 ronds de flan frais. Il suffit d’écouter Freckle Face -le groupe d’Arno d’avant TC Matic- pour comprendre comment un poisson californien d’espèce non identifiée a pu influencer à ce point un oursin ostendais. La voix déchirée et les dissonances, le sens du blues digéré par une autre culture.  » Complètement, mais tu entends aussi Beefheart chez Tom Waits, Gang Of Four et même Franz Ferdinand qui lui rendent hommage ces jours-ci. » Pour l’anecdote, en 1999, Arno sortait un curieux objet collector: sous format livre de poche, il y compressait 17 de ses albums fétiches. Le Strictly Personal en faisait partie.

Un drôle de blues

Il existe une célèbre photo prise en 1980 par le photographe (et futur cinéaste) hollandais Anton Corbijn du Captain dans le désert de Mojave, là où il a grandi au son des cactus silencieux. Il a 39 ans et tient son borsalino sur la poitrine, comme un vieil enfant timide ou, plutôt, le reclus qu’il sera 2 ans plus tard. 1982: Don Van Vliet -c’est son nom- se retire et pendant les 28 années qu’il a encore à vivre (1), il n’enregistrera plus de musique mais peindra des toiles aussi transversales que sa litanie chantée. Des formes primitives et abstraites à décrypter sans grammaire, sans histoire de l’art ou de la peinture: Beefheart, surnom dérivé d’un oncle qui aimait mettre son pénis en scène (…), a sans doute eu le sentiment de ne pas totalement avoir été compris puisqu’en musique, il eût beaucoup moins de succès commercial que critique. Mais ceux qui se sont glissés dans l’épaisseur de ses chansons, la tête brouillée par ce blues dissonant mêlé de jazz et de surréalisme, l’identifient comme appartenant aux plus grands.

Un chef-d’£uvre

Le Captain a déjà bourlingué quelques années dans l’arrière-salle du rock & blues américain quand sort Trout Mask Replica en juin 1969. C’est le troisième album enregistré avec son Magic Band: les histoires racontant la genèse du disque participent à la légende beefheartienne. Le Captain affame le groupe vivant en reclus dans une maison isolée de Woodhand Hills, près de L.A., insulte les musiciens, les frappe même (…) dans une ambiance décrite par les protagonistes comme un  » culte à la Charles Manson« . Koh-Lanta en moins exotique jusqu’à ce que les morceaux soient au goût du patron-dictateur: moulés dans un délire intégralement contrôlé. Le double album sort sur le label du copain d’enfance, Frank Zappa, qui, contrairement aux producteurs précédents, laisse la voie artistique entièrement libre à Beefheart. Quarante et un ans plus tard, les 28 titres sonnent encore de manière totalement insoumise, un peu comme la captation fortuite d’une émission musicale d’au-delà de la Grande Ourse: les chansons, entrelacées de dialogues absurdes et inquiétants, ont toutes un taux très élevé d’angoisse blues. Mais jamais sans doute la glaise du Delta n’a été à ce point refaçonnée par un chanteur, blanc de surcroît. Beefheart invente une nouvelle forme de cosmologie musicale: alors que le psychédélisme béat triomphe dans les charts, il arrose l’innocence californienne de White Spirit métaphysique, blindant la musique de décalages crus et de rythmes atrophiés, poil-à-gratter et lessivés. La musique n’est ni plaisante ni jouissive: pas un instant, elle ne cherche à séduire. Autant le savoir.

dEUS et les autres

Doté d’une voix de 4 octaves et demie, Beefheart était capable de détruire d’un seul cri un micro Telefunken à 1000 dollars: c’est ce qu’on raconte à propos de l’enregistrement du titre Electricity sur le tout premier album, Safe As Milk, paru à l’automne 1967. Comme tous les mythes, celui de Captain Beefheart se nourrit de ses ombres et de ses outrages reconstruits par le prisme de la déformation publique. L’histoire sera de toute façon bizarre jusqu’au bout: après 12 albums, le Captain arrête la musique en 1982 pour un parcours de peintre, à succès. Pourtant, ses 3 derniers albums ( Shiny Beast, 1978, Doc At The Radar Station, 1980, Ice Cream For Crow, 1982), moins hermétiques, lui ont ouvert un nouveau public, y compris parmi la new wave. C’est dans les années 80 que les 2 futurs dEUS, Tom Barman (1972) et Stef Kamil Carlens (1970) découvrent la discographie agitée de Beefheart. Carlens -qui nous envoie son impression par e-mail du Burkina Faso- écrit:  » La liberté dans la musique et la poésie de Beefheart m’ont donné des clés d’accès vers d’autres libertés artistiques. Beefheart, contrairement à beaucoup d’artistes blancs qui ont copié le style, a filtré le blues et en a donné son propre son.  » En 1996, dEUS réalisait son second album -le dernier pour Carlens-, produit par Eric Feldman, bassiste et claviériste du Captain à la charnière des années 70/80. Une façon presque mystique d’essayer d’attraper les parfums d’une drôle de légende.

(1) IL SERAIT MORT DES SUITES D’UNE SCLÉROSE EN PLAQUES DONT IL SOUFFRAIT DEPUIS LES ANNÉES 90.

DISCOGRAPHIE: TROUT MASK REPLICA ET CLEAR SPOT SONT DISPONIBLES CHEZ WARNER, 6 AUTRES ALBUMS -DONT LES 3 DERNIERS EN DATE- SONT DISTRIBUÉS PAR EMI.

TEXTE PHILIPPE CORNET

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