Le sous-sol de la Fondation Cartier accueille le travail d’un autre photographe, lui aussi fasciné par le charme vénéneux des villes, le Colombien Fernell Franco (1942-2006). Très marqué par le cinéma néo-réaliste italien, cet autodidacte a été l’une des chevilles ouvrières de l’avant-garde artistique fleurissant sur le bitume de Cali au tournant des années 70. A l’époque, la mégalopole connaît une croissance démographique phénoménale et anarchique, alimentée principalement par l’afflux de réfugiés des campagnes ayant fui la guerre civile et/ou la misère en espérant trouver du boulot dans l’industrie sucrière alors en plein essor. Touche-à-tout, il passe du photoreportage à la photographie de mode, autrement dit de la violence urbaine aux cocktails glamour de l’élite locale. Une place de choix pour observer les mutations en cours et le cortège d’injustices ou la destruction du patrimoine qui les accompagnent. Franco, qui est fasciné par les cultures populaires qui ont bercé son enfance, va témoigner de ce basculement dans un mélange de ferveur politique et d’incandescence poético-romantique typique de cette période de grandes chevauchées idéologiques. Les dix séries illustrées ici mettent en lumière chacune une zone de friction. La plus connue est celle dédiée aux prostituées de Cali. Loin de tout racolage, ses photomontages audacieux qui lorgnent ouvertement le cinéma noir américain (contrastes accentués, grain visible…) racontent la vie quotidienne de ces jeunes filles, parfois très jeunes même, dans un emballage expressionniste qui leur redonne une forme de dignité et les pare d’un voile de mystère. La nostalgie est encore plus palpable dans la série Billares, du nom de ces cafés où les hommes se réunissaient pour refaire le monde ou régler leurs affaires, remplacés par des bars sans alcool et sans âme. On y voit les derniers acteurs jouer leur rôle dans ces lieux fantômes promis à la démolition. « La violence physique que subit la ville est le reflet de la violence exercée sur les hommes. Celle de la mafia comme de la classe dirigeante lancée dans une course effrénée à la modernisation« , commente le photographe dans un film biographique. Les 140 petits formats plongés dans la pénombre ressemblent aux derniers vestiges d’un monde englouti. Le travail documentaire se pare ici d’atours artistiques qui, loin de travestir la réalité, l’assaisonnent généreusement d’émotion. Comme si on la recevait en stéréo plutôt qu’en mono…

FERNELL FRANCO. CALI CLAIR-OBSCUR, FONDATION CARTIER POUR L’ART CONTEMPORAIN (PARIS), JUSQU’AU 5 JUIN 2016.

L.R.

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