Noura rêve: « En Tunisie, les femmes ne se laissent plus faire »

Hinde Boujemaa: "Noura (joué par Hend Sabri) est un personnage très réaliste en Tunisie, parce que les femmes y sont fortes désormais." © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Hinde Boujemaa filme, dans la Tunisie d’aujourd’hui, le combat d’une femme mariée pour pouvoir vivre avec son amant en dépit de la pression sociale et d’une loi condamnant sévèrement l’adultère. Rencontre et critique.

À l’origine de Noura rêve, le premier long métrage de fiction de la cinéaste belgo-tunisienne Hinde Boujemaa, on trouve C’était mieux demain, un documentaire qu’elle tournait en 2012, ayant suivi une femme venue de la délinquance lors de la révolution. « Je suis restée un an et demi avec elle, le documentaire s’est fait et a eu sa vie, mais j’ai continué à la fréquenter, explique-t-elle, dans le foyer du théâtre de Namur, à l’occasion du festival du film francophone. Elle m’a entraînée vers d’autres familles, des hommes et des femmes de ce milieu, et j’étais mue par une curiosité plus forte que moi, parce que je découvrais un aspect social que je ne connaissais pas, et auquel j’avais accès avec plus d’aisance grâce à cette révolution. Sous la dictature, nous avions des interdits, même inconscients, qui ont disparu après. Le personnage de Noura est né de la réunion de plusieurs histoires, plusieurs révoltes, il découle de mon indignation face à certaines choses et, en même temps, de ma curiosité de l’être humain. J’aime explorer ce dont est capable l’humain dans certaines situations, et comment il peut gérer ce qui se trouve en lui. »

Jugement inconscient

Ainsi, Noura, employée dans la buanderie d’un hôpital de Tunis, en instance de divorce avec Jamel, le père de ses trois enfants, un détenu récidiviste. Et filant, dans l’intervalle, le parfait amour avec Lassad, liaison clandestine toutefois, l’adultère restant lourdement punissable en Tunisie. Moment où la libération inopinée de son mari vient rebattre les cartes, sans pour autant qu’elle accepte de s’en laisser conter. « Noura est un personnage très réaliste en Tunisie, parce que les femmes y sont fortes désormais, poursuit la réalisatrice. Elles sont victimes d’un système patriarcal ou d’elles-mêmes, mais on ne peut pas en imputer complètement la responsabilité aux hommes, ce n’est plus le cas. La société évolue, et avec toute la communication possible, les réseaux sociaux, les télés, les mentalités qui changent, les femmes ne se laissent plus faire. C’est un regard que l’on a pu porter avec raison, mais l’Histoire se fait, et les lois évoluent… »

Noura rêve:

Celle sur l’adultère prévoit une peine de prison de cinq ans pour les amants, menace pesant sur les protagonistes de Noura rêve, qui adoptent dès lors une ligne sinueuse faisant aussi la richesse d’un film osant se colleter avec un tabou. « Je me heurte à un tabou qui n’est pas seulement tunisien, mais mondial, et qui se manifeste différemment selon l’endroit où l’on se trouve, soupèse la réalisatrice. Même dans un endroit où l’adultère est dépénalisé et est presque accepté dans la société, un jugement inconscient subsiste voulant que la femme adultère ne soit pas regardée de la même manière qu’un homme. Jusque dans les sociétés les plus évoluées, il y a toujours une arrière-pensée qui va salir la démarche d’une femme plus que celle d’un homme, et je trouve cela profondément injuste. Ensuite, en fonction des lois et des sociétés, ça devient de plus en plus punitif, de la Tunisie où la loi punit, à d’autres pays où, non seulement, il y a la loi, mais il y a aussi la vengeance sociale, sous forme de lapidation par exemple… » Un cadre légal que son scénario dénonce tout en évitant toutefois les lourdeurs du film à thèse, préférant vibrer à l’unisson de ses protagonistes. Manière, quelque part, d’en renforcer le propos, sinon de faire bouger les lignes: « Je pense qu’un film peut, en tout cas, poser des questions, martèle Hinde Boujemaa. Je ne me vois pas arriver, avec un film, à faire changer des lois, mais bien à faire voir l’adultère d’une autre manière que de le criminaliser, en lui apportant des sentiments comme l’amour, et en lui attribuant de l’humanité. C’est extrêmement important à mes yeux. On peut faire réfléchir les spectateurs en débattant, et en ayant le courage de ses opinions, et en les défendant contre les gens arrivant avec des a priori voulant, par exemple, que l’adultère soit indéfendable. »

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La Julia Roberts du Nil

Ces enjeux se cristallisent à l’écran autour de personnages en butte à des pressions sociale et familiale notamment. Histoire de leur donner plus de relief, Hinde Boujemaa a choisi, pour les interpréter, des stars du cinéma tunisien qu’elle fait jouer à contre-emploi. Ainsi, en particulier, de Hend Sabri, dont le parcours s’est écrit entre Tunis et Le Caire -elle est surnommée la « Julia Roberts du Nil »-, et qui trouve en Noura un personnage à l’opposé de « son image très lisse, qu’elle a mise en danger avec ce film. Elle va désarçonner, surprendre, faire jaser aussi, par le langage auquel elle a recours, et j’en suis parfaitement heureuse », s’amuse la réalisatrice. Et de mettre en scène des personnages réagissant à la situation avec les moyens du bord -imparfaits, et donc définitivement humains. « Je travaille mes personnages comme sur une table de mixage: chaque bouton correspond à un sentiment ou une émotion, nous avons tous les fonctions jalousie, amitié, haine, tout ce que l’on peut imaginer, mais chaque individu a son dosage propre, et sa capacité personnelle de réagir aux situations les plus diverses. Je construis mes personnages de la sorte, si bien qu’ils ne peuvent être parfaits. La perfection n’existe pas, l’humain n’est pas fait comme ça. »

Une volonté culminant lors d’un interrogatoire qui constitue le pivot du film, en accentuant la tension dramatique en une myriade de nuances. Une scène que la cinéaste a choisi de situer dans une église désacralisée, reconvertie en… commissariat. « Sous le régime de Ben Ali, elles ont été transformées en postes de police ou encore en centres pour dépister les toxicomanes, qui étaient ensuite expédiés en prison, des scènes auxquelles il m’est arrivé d’assister. On a dû faire des pieds et des mains pour obtenir l’autorisation d’y tourner, mais j’y tenais absolument, ça ajoute au sentiment d’oppression. Je suis convaincue qu’un mur blanc n’est pas partout pareil à la caméra. Et que ce qu’il y a autour raconte aussi quelque chose. » Noura rêve raconte, pour sa part, une femme assumant ses choix dans un monde en mouvement. Comme pour mieux donner corps à ce qu’affirmait Hinde Boujemaa dans le titre de son opus précédent: c’était mieux demain…

Noura rêve ***(*)

Drame de Hinde Boujemaa. Avec Hend Sabri, Lotfi Abdelli, Hakim Boumsaoudi. 1h32. Sortie: 29/01.

Noura rêve:

Filant le parfait amour avec Lassad (Hakim Boumsaoudi), Noura (Hend Sabri) n’en peut plus d’attendre le prononcé de son divorce avec Jamel (Lotfi Abdelli), détenu récidiviste à qui ne la relient plus que leurs trois enfants. L’affaire de quelques jours tout au plus, après quoi le couple pourra vivre pleinement son amour, sans tomber sous le coup de la loi tunisienne punissant l’adultère de cinq ans de prison. Moment où, bénéficiant d’une grâce présidentielle, Jamel est libéré, bien déterminé à reprendre place à ses côtés. Et Noura d’être tiraillée entre des sentiments divers, alors que ses aspirations intimes se heurtent aux pressions sociale et familiale, sans même parler de la menace que fait planer la justice sur son bonheur…

De cette matière sensible, Hinde Boujemaa tire un film âpre, n’offrant que de rares lignes de fuite à des personnages cadrés au plus serré, comme suffocant dans ce carcan que leur impose, insidieusement, leur environnement. La cinéaste a la caméra précise et le trait juste, et le portrait de cette femme refusant de se poser en victime d’un système n’en apparaît que plus fort, Hend Sabri (utilisée à contre-emploi) lui apportant en outre nuances et complexité. Construit en un habile crescendo -la scène d’interrogatoire est un modèle du genre, réussissant à en redéfinir et amplifier les enjeux-, le film dépasse son seul agenda politique pour vibrer de son intensité…

Prises de parole

Maryam Touzani, Manele Labidi et Hinde Boujemaa
Maryam Touzani, Manele Labidi et Hinde Boujemaa© Getty Images / DR

Une semaine après Noura rêve, de la réalisatrice belgo-tunisienne Hinde Boujemaa, ce sera au tour d’Adam, de la Marocaine Maryam Touzani, de sortir sur nos écrans, suivi, sept jours plus tard, d’Un divan à Tunis, de la Franco-Tunisienne Manele Labidi. Ajoutez à cela Papicha, de l’Algérienne Mounia Meddour, découvert il y a quelques semaines à peine, et on se trouve en présence d’un joli tir groupé, les prises de parole de femmes-cinéastes issues du monde arabe, du Maghreb en particulier, se multipliant pour des films se déclinant d’ailleurs au féminin. Et cela qu’il s’agisse de Noura, désireuse de vivre pleinement son amour dans un pays réprimant sévèrement l’adultère; des deux femmes « prisonnières » chacune à sa façon -l’une, veuve avec une fillette, l’autre enceinte en dehors des liens du mariage- se rapprochant fortuitement dans la médina de Casablanca; de la psy tentant d’installer son cabinet dans une banlieue populaire de Tunis; de la jeune femme décidant d’organiser un défilé de mode en dépit de l’intolérance et la menace croissantes à Alger dans les années 90.

De quoi évoquer une éventuelle lame de fond? Hinde Boujemaa relativise quelque peu: « Je ne pense pas que la situation soit pareille en Tunisie et en Algérie, par exemple. En Tunisie, on n’a jamais eu de problème à ce que des femmes soient cinéastes: il y a eu Moufida (Tlatli, réalisatrice, en 1993, des Silences du palais et, en 2000, de La Saison des hommes, NDLR), et d’autres ont suivi. Le problème ne se pose pas, c’est vraiment le projet qui passe. Par contre, ce qui s’est produit, et ça vaut aussi en Europe, c’est qu’à un moment donné, des écoles de cinéma ont été créées. Et d’une mode exclusivement masculine, on a vu de plus en plus de femmes avoir ce désir, et devenir cinéastes. Moi, je suis autodidacte, mais la plupart des femmes qui arrivent sur le marché du travail en Tunisie sont passées par des formations. » Quant à extrapoler? « Je pense que dans les autres pays, il y a vraiment une volonté politique d’appuyer la femme, en Tunisie aussi on le fait, et dans le monde également. Elle est nécessaire, parce qu’il faut passer par là pour obtenir une vraie égalité, celle qui consiste à ne pas aller instinctivement vers un homme, mais à considérer un projet avant tout. Je n’aime pas beaucoup le terme « film de femme », parce que quelque part, ça m’exclut aussi, et ça fait de moi quelqu’un de différent. Je suis cinéaste. Mais il faut le porter maintenant pour obtenir cette égalité. L’idéal serait d’attirer par un film, et non par la personne se trouvant derrière, homme ou femme. La question ne devrait même pas se poser, mais comme elle se pose, il est nécessaire de passer par là… »

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