VEDETTE DU PHOTOJOURNALISME DE L’AGENCE MAGNUM, L’AMÉRICAIN BRUCE DAVIDSON A INCARNÉ DANS SES IMAGES DE LA SÉGRÉGATION, DES GANGS OU DU MÉTRO NEW-YORKAIS DÉLIQUESCENT L’IDÉE DE REPORTER ABSOLU. LES SONY AWARDS LE RÉCOMPENSENT POUR « CONTRIBUTION MARQUANTE À LA PHOTOGRAPHIE ».

Pour cette photo de Martin Luther King, je me suis rapproché à un mètre cinquante environ, je bougeais vite à l’époque (sourire) . Il était occupé, il ne s’occupait pas de moi, j’ai déclenché, je pense qu’il n’a même pas remarqué ma présence.  » Celle-ci n’est, de fait, pas très remarquable. Bruce Davidson, 77 ans, le mètre 70, casquette vissée en permanence sur un visage barré de lunettes pour mots croisés, évoque un pensionné passe-muraille de Floride. Le bronzage en moins. Pas l’auteur d’images fortes qui sont aux sixties ce que Mary Quant fut à la mini-jupe: la quintessence d’une époque. Il devrait d’ailleurs y avoir une théorie sur l’anonymat physique des reporters photo. On ne vous parle pas des grands fauves de la pub ou des divas de la mode mais des passe-partout du Leica, caméléons de la lentille muette, déclencheurs invisibles faisant la lumière sur un lieu, une vibration, un truc que l’Histoire va retenir. A l’instar d’Elliott Erwitt, Cartier-Bresson, Raymond Depardon ou Robert Doisneau, Davidson a promené son allure de fonctionnaire dans des milieux qui ne l’étaient pas.

 » J’avais 10 ans, et avec mon frère on vivait avec notre mère célibataire dans un faubourg de Chicago, quand j’ai eu l’occasion de visiter une chambre noire: j’ai vu cette lumière rouge, l’apparition de l’image sur le papier, cela a été une révélation. » A 15 ans, Bruce reçoit un appareil de son beau-père -un Kodak Medalist- et passe à la pratique. Il continue à prendre inlassablement le L, les 360 km de métro qui parcourent Chicago et ses banlieues, mais cette fois-ci, il n’observe plus seulement la grappe humaine, il la photographie. C’est donc la leçon de sa vie et de sa maîtrise: passer inlassablement du temps avec ses sujets.  » Quand j’ai fait la série sur la East 100th Street d’Harlem à partir de 1966, je suis allé voir les gens du quartier, une fois par semaine, pendant 2 ans.  » Ses images N/B, qui donneront un livre, ont donc la profondeur de la patience, l’intimité de la compassion: Davidson révèle la misère et le désespoir à quelques blocs du luxe suprême de la 5e avenue.  » J’ai essayé de capter une forme de dignité chez des gens sans lendemain, de documenter leur situation sociale.  » De la dignité, il y en a dans ces visages encore épargnés par la déchéance, ce trio de femmes en route pour l’église, cette petite fille qui s’ennuie près d’une cage à oiseaux. Il y a aussi la violence latente incarnée par le junkie, pantin crasseux au milieu d’un terrain vague:  » La signification d’une photo est plus souvent dans le background qu’à l’avant: c’est le cas avec cet héroïnomane. » L’Amérique de ces années-là n’en finit pas de convulser, encore plus dans le sud où les lois ségrégationnistes ne sont pas tombées. Davidson s’y rend inlassablement, saisissant la distance qui existe entre la démocratie dont se gargarise l’Etat américain et l’insupportable réalité. La pauvreté sans nom d’une école en bois ou d’une cabane de ramasseur de coton en Alabama et ces flics, gardiens d’un ordre moral qui porte très mal son nom:  » Sur cette photo, les soldats sont supposés protéger les Noirs de l’agression des Blancs, mais ils ne gardent rien du tout, ce sont de bons gars -blancs- du sud…  » Les images que Davidson ramènent sont indissociables de la lutte du Mouvement des droits civils: il reçoit une bourse de la Fondation Guggenheim et expose finalement au Musée d’Art Moderne de New York. Il est le premier photographe à décrocher une récompense du National Endowment For The Arts, agence gouvernementale créée en 1965. Son travail rentre dans l’histoire.

Jeunesse déjà vieille

Ce témoignage sur les années de cendre des Etats-Unis est sans doute la raison majeure de la présence de Davidson à Londres et de la distinction accordée par les Sony Awards. Qui n’ont pas oublié sa série marquante des années 80, Subway, tranche vive et crue du métro new-yorkais, shootée en couleurs. Aujourd’hui, ce New-Yorkais d’adoption passe beaucoup de temps à Los Angeles, photographiant les collines et ces  » palmiers qui sont aussi des gens« . Les quelques images naturalistes exposées à Londres n’ont pas la force des plus anciennes. Celle de ce nain clown au milieu d’un terrain boueux, près de son cirque du New Jersey, en 1958. Année de l’entrée de Davidson chez Magnum. On a rarement vu une photo plus triste. Il y a aussi de cela dans une autre série fameuse, celle d’un gang de Brooklyn, The Jokers, photographié par Davidson au printemps 1959: images d’une jeunesse déjà vieille, elles n’ont pourtant pas d’âge. Bob Dylan, l’homme qui s’amuse à oublier le passé, a utilisé ces belles images pour la couverture de son album sorti en avril 2009, Together Through Life. Ensemble pour la vie? Davidson et son Leica. l

RENCONTRE PHILIPPE CORNET, À LONDRES

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