NAOMI KAWASE, LA RÉALISATRICE DE LA FORÊT DE MOGARI ET DE STILL THE WATER, RÉUNIT TROIS MARGINAUX AUTOUR D’UNE ÉCHOPPE DE DORAYAKIS ET SIGNE UN FILM LUMINEUX, MODÈLE DE DOUCEUR ET DE BEAUTÉ.

Dans sa note d’intention aux Délices de Tokyo, Naomi Kawase écrit: « Une recette de cuisine peut changer une vie, j’adore manger. Manger apaise l’esprit et me rend heureuse… » Un principe que l’on pourrait également appliquer à son cinéma, qui a le don de laisser le spectateur sur un sentiment de plénitude bercée de mélancolie. Après Shara, La Forêt de Mogari et autre Still the Water, voici donc An, peut-être son oeuvre la plus accessible, un mélodrame délicat réunissant trois solitudes autour d’une échoppe de dorayakis, de petites crêpes fourrées avec une pâte de haricots rouges confits, à l’origine du titre japonais d’un film qui est un pur régal.

Philosophie culinaire

Histoire d’en prolonger le plaisir au moment de la rencontrer, la cinéaste a fait venir une belle quantité de dorayakis du Japon -jolie manière de rompre avec l’ordinaire cannois, mais aussi de mettre ses interlocuteurs dans des dispositions idéales pour l’écouter parler de son film, le premier qu’elle ait jamais adapté d’un roman. « Durian Sukegawa, l’auteur du roman éponyme, est également acteur. Il avait notamment joué dans Hanezu, que j’avais présenté à Cannes en 2011. A l’époque, il m’avait donné ce livre, en me demandant si j’aimerais en faire un film. Le roman s’attache à la présence de l’invisible et à son importance dans la réalité, ce qui m’a beaucoup touchée. Décrire ce quelque chose d’invisible m’a semblé représenter un défi cinématographique. » En l’occurrence, le film parle du lien souterrain s’instaurant entre Sentaro, un homme au passé chargé tenant une petite pâtisserie, Tokue, une vieille femme venue lui proposer de l’assister, et Wakana, une lycéenne timide fréquentant le modeste établissement, soit trois individus marginalisés à des degrés divers, que leur rencontre va révéler, tout en leur ouvrant des perspectives nouvelles –« leur expérience et leur conscience fusionnent, et Sentaro et Wakana reçoivent de Tokue l’espoir d’une vie positive dans le futur; ce même espoir que ce film peut nous proposer à tous », observe Kawase, qui a fait de la transmission l’une des thématiques centrales de son oeuvre.

Les Délices de Tokyo vient donc rappeler combien la réalisatrice s’y entend pour traquer l’invisible, « ce petit quelque chose qui nous échappe, mais qui conditionne toute notre existence, et dont le cinéma a la faculté de restituer la présence », au point d’ailleurs qu’il constitue le coeur battant de son oeuvre. Partant, on ne s’étonnera guère que le fait de manger revête, devant sa caméra, une dimension quasiment spirituelle. « J’y crois sincèrement, poursuit-elle. De la même façon que, lorsqu’elle prépare sa recette, Tokue parle et essaie d’entendre les haricots. En cuisinant dans cet état d’esprit, on arrive à un résultat sans commune mesure avec la nourriture industrielle. Même si elle est invisible, il y a là une différence considérable. Dans la nourriture, chaque légume, chaque ingrédient a un goût spécifique, que nous avons tendance à vouloir altérer avec des additifs et des produits chimiques. Mais en un sens, les aliments ont une vie propre et une saveur particulière. Nous puisons la vie de notre nourriture, qui constitue elle-même une forme de vie. » Conséquente, Naomi Kawase a fait de cette philosophie culinaire son ordinaire, à l’écoute du rythme de la nature plutôt que de celui du consumérisme effréné: « A un moment, j’ai constaté que j’avais pris l’habitude d’acheter de la nourriture, de débourser de l’argent pour disposer immédiatement de tel ou tel produit. Jusqu’au jour où, il y a un certain temps déjà, j’ai décidé d’avoir un potager, et de planter du riz. Cela m’a appris une leçon, à savoir que lorsqu’on plante des graines, il faut longtemps pour qu’elles poussent. Cela constitue l’essence de la vie, et d’un cycle dont nous faisons partie. Voilà pourquoi l’acte de manger est la source même de la vie à mes yeux. « 

Le cycle de la vie et de la mort, et le rapport de l’homme à une nature souveraine, la cinéaste n’a cessé de les explorer depuis le film de ses débuts, Suzaku, en 1997. Irrigué par ce courant fécond, Les Délices de Tokyo recourt au symbole -on ne peut plus japonais- du cerisier pour évoquer leur imbrication étroite. « Les cerisiers représentent, à maints égards, notre culture et nos traditions. Pour moi, ils sont porteurs de l’idée de mort, parce que s’ils fleurissent merveilleusement, ce n’est jamais que pour une semaine tout au plus, et parfois trois jours à peine, et c’est une période que tout le monde, au Japon, chérit tout particulièrement. Beaucoup d’éléments de la culture nipponne renvoient à la notion que rien n’est éternel. Cette beauté n’existe que pour un temps limité: il y a toujours un cycle, pas seulement pour les cerisiers, mais aussi pour les quatre saisons. Les fleurs des cerisiers induisent l’idée de mort, mais aussi d’une nouvelle vie. »

Transmettre les flux émotionnels

Mais s’il s’inscrit assurément dans la lignée de l’oeuvre, le film n’en traduit pas moins une évolution sensible dans son cinéma. Ne serait-ce, déjà, que par son cadre, essentiellement urbain. « A l’inverse de mes films précédents, celui-ci a été entièrement tourné à Tokyo, dans la périphérie, opine-t-elle. Mais je trouve toujours des éléments de la nature dans la ville -elle était là à l’origine, l’homme n’a construit les cités qu’après. Nous sommes enclins à penser, surtout les citadins, pouvoir tout contrôler et avoir beaucoup de facilités à disposition. Mais dans An, le fait de vivre en ville n’empêche pas Tokue d’essayer de communiquer avec les arbres, les oiseaux, la lune et le soleil. C’est quelque chose que lui a appris l’expérience et qu’elle tente de transmettre, à l’abri du didactisme, à la jeune génération que représentent Sentaro et Wakana. Il me semble important de reconnaître l’existence de tels éléments dans la nature… » Chassez le… naturel, et il revient au galop; en quoi l’on verra aussi une forme de prolongement à Still the Water, pure merveille baignée d’animisme.

Inscrits dans la tradition nipponne, ces Délices de Tokyo ont aussi la consistance d’un mille-feuille. Naomi Kawase y marie des saveurs diverses, qui ne se révèlent que sur la distance, le film, fidèle en cela au roman, trouvant, dans sa seconde partie, des accents délicatement doux-amers, alors qu’à l’échoppe où chacun s’affairait succède une léproserie -celle-là même où la réalisatrice a écrit le scénario, mue par son besoin de s’imprégner des lieux. « C’est important. La seconde partie du film était la plus difficile. Je voulais trouver un moyen de transmettre les flux émotionnels sans être explicite dans les dialogues. La première fois que je me suis rendue dans cette léproserie, j’ai éprouvé le même genre de sentiment que Sentaro et Wakana lorsqu’ils la découvrent. J’étais un peu effrayée, et j’ai réalisé avoir, inconsciemment, une série de préjugés. Une fois dans les jardins de la propriété du National Tama Zenshoen, j’ai découvert cette nature ensorcelante, une forêt avec de magnifiques cerisiers… D’anciens patients y vivent toujours, ils se sont montrés ouverts et souriants, et tandis que je ressentais leur humanité, ma crainte s’est dissipée… « 

Chargé d’histoires longtemps enfouies, ce décor n’a bien sûr rien d’anodin. Kawase rapporte que la loi japonaise imposant la quarantaine aux lépreux n’a été abrogée qu’en 1996, soit trente ans pratiquement après d’autres pays. Et si des compensations ont été versées aux patients, les préjugés, eux, demeurent bien souvent. « Je n’ai pas voulu insister à l’écran, mais c’est une réalité que l’on peut appliquer à beaucoup de situations, dans notre rapport au monde et à la façon dont, inconsciemment, nous percevons les autres. » Vaste sujet, trouvant devant sa caméra une expression subtile, An auscultant encore le Japon d’aujourd’hui, avec une part de critique sous-jacente –« c’est une veine que je veux continuer à explorer. La société est façonnée par les hommes, et je ne m’exclus pas du nombre. En faisant des films, il m’arrive de poser un regard critique sur les hommes, mais également sur moi-même. » Naomi Kawase a toutefois l’humeur généreuse. Et à l’instar de celle d’un dorayaki, la saveur de ce mélodrame d’une lumineuse simplicité parle au coeur autant qu’aux sens…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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