ET SI LE BLUES DU DÉSERT ÉTAIT AUX ANNÉES 2010 CE QUE LE REGGAE FUT AUX SEVENTIES? AVEC SON NOUVEL ALBUM, AZEL, LE GUITARISTE NIGÉRIEN BOMBINO CONFIRME EN TOUT CAS LE POTENTIEL INTERNATIONAL DE LA MUSIQUE TOUARÈGUE.

Ce jour-là, Bombino sait probablement où il ira manger au bout de sa journée de promo. À quelques mètres de l’hôtel parisien où est descendu le musicien touareg, le restaurant Wally le Saharien ne laisse pas beaucoup de doutes sur sa cuisine (tajines, cornes de gazelles, pastillas…) et ses origines. Un ami de la famille, Wally? Ce ne serait qu’à moitié étonnant. « Nous ne sommes pas plus de mille en Europe », précisait encore récemment Anana Harouna, Touareg basé à Bruxelles et leader de Kel Assouf. Rencontré par notre éminent collègue Julien Broquet, il expliquait encore dans ces mêmes pages: « Même si on ne se connaît pas, on se connaît quand même. » S’il vit la plupart du temps à Niamey, Bombino confirme: « Anana?Sa mère est une cousine de ma mère! »

Tous les deux sont nigériens. Pays parmi les plus pauvres d’Afrique de l’Ouest, le Niger s’étale sur un territoire dont près de 80 % sont occupés par le Sahara. Depuis 2010, il pratique toutefois la démocratie et le multipartisme. Un petit miracle, pour une terre qui partage notamment des frontières avec la Libye et le Mali… Cette stabilité ne fut cependant pas toujours la règle, loin de là. Omara « Bombino » Moctar, tout comme Anana Harouna d’ailleurs, a dû fuir son pays au début des années 90. Il n’avait alors que 10 ans.

« On est d’abord partis vers Tamanrasset, en Algérie. » Un mal pour un bien: c’est là qu’il découvre la guitare. « On recevait la visite de cousins qui venaient jouer de la guitare acoustique. L’instrument m’a tout de suite fasciné. Quand mon frère et mes soeurs partaient à l’école, je me planquais pour rester à la maison et pratiquer. La nuit, je suivais mes cousins en cachette pour les regarder jouer, ici et là. Quand tu possèdes une guitare, tu reçois toujours des invitations de partout. Dès que tu sors ton instrument, tu as de la compagnie. L’un amène le thé, l’autre à manger… » Pour se former l’oreille, il y a aussi les cassettes que l’on s’envoie pour se tenir au courant. « Les familles qui ne maîtrisent pas le tifinagh (alphabet touareg, NDLR) communiquent entre elles en enregistrant leurs messages sur des cassettes audio. Du coup, elles en profitent souvent pour glisser de la musique, entre deux nouvelles du petit dernier, de l’oncle, ou de la cousine… C’est comme ça que j’ai découvert des musiciens comme Ali Farka Touré ou le groupe Tinariwen. »

En 95, Bombino peut retourner à Agadez, là où il a grandi, bien décidé à devenir musicien. Son oncle lui file une guitare. Au même moment, les premiers élans démocratiques créent une nouvelle effervescence. « Les partis politiques ont commencé à se multiplier. Comme ils avaient un peu de moyens, ils amenaient du matos dans les quartiers, pour leurs meetings. Les artistes qui venaient jouer pour eux pouvaient compter sur des instruments corrects. C’est comme ça que j’ai pu essayer ma première guitare électrique par exemple. » Quelques années plus tard, une équipe de tournage espagnole débarque pour réaliser un docufiction: La Gran Final raconte la finale de la Coupe du monde de football 2002, vue à travers les yeux de populations vivant dans quelques-uns des coins les plus reculés de la planète, comme les Indiens d’Amazonie ou les Touaregs du Sahara. Bombino fait partie des cuistots de l’équipée nigérienne. « Je faisais à manger la journée et le soir je jouais. À la fin du tournage, ils m’ont proposé d’enregistrer mes premières maquettes. » Enregistré dans le désert du Ténéré, Agamgam démarre avec le bruit d’un chameau qui blatère, pour filer vers un folk du désert à la beauté immédiate, musique à la belle étoile qui donne immanquablement le frisson. Publié sur le petit label français Reaktion en 2010, il permet à Bombino de sortir Agadez, un an plus tard. Cette fois, c’est Cumbancha, enseigne américaine bien placée dans le circuit world music, qui dirige la manoeuvre. L’électricité est désormais branchée. Le décollage international de Bombino est imminent…

D’un blues à l’autre

Avec une population (difficilement) estimée entre 1,5 million et 2,5 millions de personnes, répartie sur au moins cinq pays, les Touaregs ont un poids démographique inversement proportionnel à leur importance prise ces derniers temps sur la scène musicale mondiale. Ces dix, quinze dernières années, le « blues du désert » a en effet élargi de plus en plus son audience. On ne compte plus aujourd’hui les groupes touaregs, des pionniers de Tinariwen à la « nouvelle » génération représentée par Bombino, Kel Assouf, Songhoy Blues ou encore Tamikrest. La musique a d’ailleurs fini par déborder des simples scènes étiquetées « world ». Dès 2006, Bombino se retrouvait par exemple à enregistrer avec les Rolling Stones. Plus récemment, en mars dernier, Robert Plant collaborait avec Tinariwen pour The Long Road, disque centré autour du sort des réfugiés et demandeurs d’asile qui continuent de tenter leur chance en traversant la Méditerranée au péril de leur vie.

Comment expliquer le succès d’une telle musique? Il y a évidemment l’oeuvre des pionniers qui ont pu ouvrir les premières portes. Quelqu’un comme Ali Farka Touré, même s’il n’était pas touareg, a pu populariser l’idée que les musiques africaines ne se limitaient pas au rythme et aux percussions, mais entretenaient également une forte relation avec les guitares. Appuyé par le réalisateur américain Martin Scorsese (le docu Feel Like Going Home), il a également su faire habilement le lien entre les musiques d’Afrique de l’Ouest et le blues américain.

Au-delà, il y a probablement aussi une question de cycles. Après tout, l' »exotisme » world a aussi ses modes. Si les musiques africaines, par exemple, ont « dominé » les années 80, les sons orientaux (des Balkans au Pakistan) se sont davantage fait entendre lors de la décennie suivante. Avant cela, au cours des seventies, c’est le reggae qui avait réussi à marquer durablement la psyché pop.

Le parallèle entre le reggae et le blues touareg n’est d’ailleurs pas complètement incongru. Après tout, avec une population à peu près équivalente (2,7 millions d’habitants), la Jamaïque n’était pas davantage censée imprimer à ce point la culture mondiale. Certes, l’électricité touarègue n’a pas encore trouvé le même impact que les chaloupements reggae. Les deux musiques charrient cependant une même aura révolutionnaire. À la figure contestataire du rasta correspondrait celle du nomade, berbère errant dans le désert, au mépris des frontières dressées artificiellement par les Occidentaux, maintenues aujourd’hui par des pouvoirs africains indépendants, certes, mais corrompus. Remplaçant le traditionnel ngoni, la guitare a ainsi pu rapidement servir de symbole aux mouvements d’émancipation touaregs. « Elle sert à se défendre, se révolter, s’expliquer aussi… », raconte ainsi Bombino.

Touareggae music

Sur son tout dernier album, le tourbillonnant Azel sorti le mois dernier, Bombino propose d’ailleurs ce qu’il a baptisé un « touareggae » (voir par exemple les morceaux Iwaranagh ou Iyat Ninhay). De là à faire du musicien nigérien le nouveau Bob Marley, il y a évidemment une marge… « Je n’étais pas encore né quand il a écrit la plupart de sa musique. Et elle est toujours là, toujours aussi populaire. Pour moi, c’est ce qui est important. Quand tu te laisses prendre par le stress, ou par l’envie de succès à tout prix, la musique ne dure généralement pas. Personnellement, je veux prendre le temps d’écrire de bons morceaux, de bonnes paroles, trouver les bons rythmes. Le but est de réussir à connecter. » Le discours de Bombino peut bien avoir des accents à la Marley, entre élans rebelles et appels à la réconciliation –« On ne gagne rien à la guerre -regardez aujourd’hui dans quel état se trouve la Lybie. Les conflits ne profitent jamais aux peuples, ils servent seulement l’intérêt de quelques-uns, pour vendre davantage d’armes, de drogues… » Avec sa voix douce et timide, le guitariste ne se transformera cependant jamais en leader messianique tiermondiste, comme a pu le faire le roi du reggae.

Cela n’empêche pas pour autant le Nigérien de prétendre à un succès désormais mondial. Comme d’autres artistes touaregs, il a vu par exemple ses derniers albums réalisés par des producteurs occidentaux. Pour Azel, enregistré du côté de Woodstock, c’est Dave Longstreth des Dirty Projectors, pointure indie rock US, qui était derrière les manettes. « C’est Eric, notre manager américain, qui nous a mis en contact. Il suivait depuis un moment notre musique. Dans l’album, il y a ses idées, dans certaines voix, certains claviers. C’était un échange. Pour le disque, on a passé trois semaines du côté de Woodstock. Le studio est en pleine campagne. Il n’y a rien autour, à part une rivière et le bruit des oiseaux. On commençait à travailler l’après-midi jusque 3, 4 heures du matin. Pour moi, c’était vraiment l’environnement parfait. »

Sur le précédent Nomad, Bombino avait carrément loué les services de Dan Auerbach, chanteur-guitariste des multimillionaires The Black Keys (El Camino, Brothers). Au risque parfois de diluer sa singularité dans le prêt-à-porter bluesy de l’Américain? « J’ai pas mal entendu ça. Il y a effectivement un truc au fond de la musique qui peut disparaître, si tu y touches. Mais si chacun respecte cela, il n’y a pas de risques. Beaucoup imaginent que seuls les Touaregs peuvent jouer cette musique. Je ne le pense pas. Cette musique est comme toutes les autres: elle a juste besoin d’être comprise. Mon batteur, par exemple, est un Mauritanien qui vit à Bruxelles. Il a appris le rythme touareg avec moi, en se rendant trois fois chez moi, à Niamey pour jouer avec des groupes locaux… »

Aujourd’hui, Bombino se trouve probablement à l’endroit idéal, quelque part entre la transmission d’une authenticité non feinte et la volonté d’une réelle ouverture. « Je suis toujours fasciné de voir les gens réagir à des morceaux dont ils ne comprennent bien souvent pas le message. Cela fait d’autant plus chaud au coeur. L’idée qu’en voulant davantage partager ta musique, tu vas immanquablement la changer, n’est pas correcte. Tu vas juste la faire grandir. Au final, la musique est d’abord une question de partage. Elle ne connaît pas de frontières. » Venant d’un Touareg, c’est en effet bien la moindre des choses.

BOMBINO, AZEL, DISTRIBUÉ PAR PARTISAN RECORDS.

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EN CONCERT LE 21/05, À L’AB, BRUXELLES, ET LE 26/05 AU TRIX, ANVERS.

RENCONTRE Laurent Hoebrechts, À Paris

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