Mississippi burning

Une peinture à grandes eaux de l’Amérique profonde confrontée à la misère et au châtiment divin. Un roman post-katrina sauvage et moite.

DE JESMYN WARD, ÉDITIONS BELFOND, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR JEAN-LUC PININGRE, 352 PAGES.

À part un écho dans notre dossier de rentrée et un papier dans Le monde des livres fin août, Bois sauvage est passé entre les mailles du filet médiatique. Une injustice pour ce roman charriant avec panache et brio les sédiments tumultueux du sud des Etats-Unis. Héritière de Faulkner, de Harper Lee ou de Flannery O’Connor, Jesmyn Ward, dont ce deuxième roman a raflé le National Book Award en 2011, brosse une fresque mémorable d’une famille afro-américaine boiteuse prise dans la tempête de l’existence.

La narratrice, Esch, est une jeune fille de 14 ans, coincée entre trois frères et un père veuf noyant son chagrin dans l’alcool. Tout ce petit monde vit reclus à Bois sauvage, au fin fond du Bayou. La géographie épouse ici la sociologie: les Batiste vivent à la marge, dans un cul-de-sac social. Un environnement impitoyable où l’affection se distille au compte-goutte, l’ado puisant dans La mythologie d’Edith Hamilton, qu’elle lit pour l’école, une sorte de mode d’emploi des épreuves qu’elle endure. Et quand elle ne s’identifie pas à Médée, elle s’accroche à cette histoire d’amour fumeuse qui lui vaut d’être enceinte. La réalité la dépasse, l’écrase, l’étouffe, elle l’enrobe donc de sucre pour faire passer la pilule. Au risque de désenchanter sec quand le voile des illusions se déchirera brutalement. Il ne restera plus alors que la colère et la rage.

Into the wild

Aux descriptions organiques des âmes tortueuses qui peuplent ce récif se superpose une ode à cette nature à la fois hostile et protectrice. C’est la seule richesse de ces va-nu-pieds d’aujourd’hui. Et en même temps les planches de leur cercueil. Sous la plume fiévreuse de Ward, la flore semble dotée d’une vie propre, comme douée de sentiments. Ainsi de la menace grandissante de l’ouragan Katrina qui finira par balayer les ruines de cette Amérique en haillons dans un fracas biblique. A l’aise sur tous les terrains narratifs, Jesmyn Ward tient la longueur et en haleine au fil d’un récit brassant l’écume poétique, les métaphores complexes et le phrasé oral au gré des humeurs de Esch la rebelle.

Dans cet enfer, la porte de sortie semble définitivement condamnée. Et l’air perpétuellement chargé d’électricité. Même si chacun s’accroche au mince filet d’espoir qui le rattache encore à la civilisation. L’aîné espère décrocher une bourse universitaire grâce à ses talents de basketteur, son frérot chérit tant et plus sa chienne pitbull China, pour adoucir la morsure du présent mais aussi pour envisager un business qui le sortira de cette misère collante. Problème: on ne construit pas un château avec trois planches vermoulues. Et il vaut mieux parfois repartir d’une page blanche pour tenter de reconstruire sur des bases plus saines un monde meilleur, à défaut du meilleur des mondes. On sort de cette épopée lessivé mais ravi, comme purifié. Car sous la boue brille malgré tout l’éclat des relations humaines.

Laurent Raphaël

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