Leyla McCalla: blues power

Leyla McCalla n'a jamais brisé le lien qui la reliait à Haïti, trouvant dans la musique cajun et son histoire familiale les ferments de son engagement. © DR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Originaire d’Haïti, l’Américaine Leyla McCalla a le capitalist blues et le chante sur un formidable album qui joue dans le bayou et revisite la musique cajun.

Camion à frites. Bar à cocktails. Petits concerts dans ce qui lui sert habituellement de magasin de disques. Ce vendredi-là, c’est jour de meeting et ça fourmille chez Pias où l’on croise des représentants de ses labels partenaires. Cocasse. L’Américaine Leyla McCalla a intitulé son dernier album TheCapitalist Blues… « Le blues du capitalisme, j’en ai probablement toujours souffert, sourit-elle après avoir joué quelques morceaux. J’étais sans doute déjà contaminée à la naissance. J’ai eu l’idée de ce titre en écrivant la chanson. C’est devenu une coupole pour tout le disque. Thématiquement parlant. »

La jeune Américaine voyage en compagnie de ses jumeaux en bas âge qu’elle a laissés au rez-de-chaussée sous garde rapprochée. Souriante, affable, elle se raconte, de temps en temps interrompue par son téléphone. « Désolée. Mon époux s’inquiète. J’ai été victime d’une intoxication alimentaire hier à Paris. J’ai mangé une tajine marocaine dans un resto et mon corps a compris tout de suite… Mon mari (Daniel Tremblay, NDLR), qui a participé à la fabrication de l’album, est musicien mais aussi électricien. Il est à La Nouvelle-Orléans pour l’instant. Il s’occupe de notre fille. J’ai pris les deux autres tiers de notre progéniture avec moi. »

Fille de Haïtiens, Leyla McCalla a grandi à Maplewood dans le New Jersey. Elle a commencé à jouer du violoncelle quand elle avait huit ans et a toujours vécu dans un environnement militant. Ses parents étaient et sont toujours activistes dans les droits de l’homme. Le père, Jocelyn, a été pendant quasiment 20 ans directeur exécutif à New York de La Coalition Nationale pour les Droits des Haïtiens et possède maintenant sa propre boîte de consultance. La mère, Régine Dupuy, travaille sur les questions d’immigrations et est la fondatrice de Dwa Fanm, une association qui défend les droits de la femme et combat les violences domestiques. Quant au grand-père maternel de Leyla, Benjamin Dupuy, il a lui dirigé le journal socialiste Haïti Progrès. « Est-ce que j’en suis quelque part une version musicale? (Rires) Peut-être. Je ne sais pas. Mon grand-père est une figure controversée dans la politique haïtienne et je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il a fait, dit et publié. Je n’ai pas vraiment grandi avec lui. Je l’ai rencontré quelques fois. Disons que je ne suis pas du genre à me cacher et à fuir tout discours politique. Et que ça vient sans doute de mon entourage. »

Elle ne se souvient pas de la toute première -pour le coup, la mémoire lui fait défaut-, mais Leyla a grandi en allant, en famille, à des manifestations. « Il y a des photos de ma soeur et moi à des manifs en soutien d’Abner Louima. Tu te souviens? (C’était en 1997, NDLR) Une histoire de brutalité policière à Brooklyn. Beaucoup de gens s’étaient rassemblés autour de ce combat. C’est un langage de confrontation. Et peut-être que c’est ce que tu entends sur le disque. Mais je n’ai pas le sentiment d’avoir été endoctrinée. C’était plus subtil que ça. Mes parents m’ont surtout appris à me battre pour ce qui me semblait juste. Ils essayaient de le faire en tout cas dans leur vie professionnelle et de famille. C’est moins du bourrage de crâne qu’une croyance profonde et sincère dans les droits de l’homme. J’ai un vague souvenir de ma mère m’expliquant ce que ça signifie. Ce à quoi tout le monde peut prétendre. La nourriture, le toit et l’eau. À tout le moins… »

Sur son album, la violoncelliste fait des infidélités à son instrument pour
Sur son album, la violoncelliste fait des infidélités à son instrument pour « filer à chaque morceau son propre petit monde ».

L’artiste engagée qu’elle est devenue a clairement été élevée avec une conscience aigüe des inégalités. Leyla est née dans le Queens et s’est retrouvée à treize ans dans une école privée pour filles. « Certaines étaient si riches… Je me souviens que ma famille débarquait à la sortie des cours dans une vieille et bruyante Subaru pendant que les autres parents venaient chercher leurs gosses en grosse Mercedes, parfois conduite par un chauffeur… C’était vraiment différent de ma réalité. »

D’autant que McCalla voyage dès sa prime jeunesse en Haïti et est, à partir d’un très jeune âge, exposée à la pauvreté. « J’y ai vraiment compris, dès ma première visite, que j’étais une privilégiée. Même si je ne l’étais pas par rapport à un tas d’Américains, je l’étais clairement vis-à-vis des Haïtiens. J’avais peut-être dix ans quand j’ai commencé à en parler. Mais à quatre, j’avais déjà repéré que quelque chose clochait. Je voyais ces gosses qui venaient à la porte de la cuisine mendier de la nourriture. Mes parents m’ont toujours éduquée avec cette notion de partage. »

Un autre grand choc, c’est la découverte de l’Afrique de l’Ouest. À l’adolescence, Leyla passe deux ans au Ghana. Sa mère y a décroché un boulot avec une organisation non gouvernementale. Elle travaille avec des réfugiés de Sierra Leone et du Liberia et les prépare à une vie aux États-Unis. À ce dont ils auront besoin s’ils sont acceptés sur le sol américain. « Mais la triste réalité, c’est que la plupart ne l’ont jamais foulé et qu’ils ont continué de vivre dans un camp. Ce fut une fameuse confrontation à ce que le pouvoir colonial avait commis et laissé derrière lui. J’y ai vu beaucoup de pauvreté, mais aussi beaucoup de richesse. C’est tout le noeud du problème, même en Haïti. Quand tu as du fric, tu dors dans un hôtel. Tu vas au resto et à la piscine. La sécurité est omniprésente. C’est l’histoire de la chanson Money Is King (une reprise de Neville Marcano présente sur l’album) . Tu peux vivre dans l’impunité quand tu as de l’argent. Regarde Donald Trump aux États-Unis. »

À bicyclette…

Après la fin de ses études secondaires dans le New Jersey et une expérience pas très fructueuse dans une université pour filles du Massachusetts, la bourlingueuse pose ses valises à l’Université de New York. Elle y étudie le violoncelle classique, au beau milieu du Village. « J’ai été serveuse de cocktails dans un club. J’y ai rencontré beaucoup de jazzmen et de musiciens expérimentaux. Ça m’a ouvert l’esprit à certaines réalités. Je me suis mise à explorer l’Histoire d’autres types de musiques. Aux études, on t’enseigne des trucs comme si le classique occidental était la seule chose sur Terre. On ne fait écho à rien d’autre. C’était beaucoup trop restreint pour moi. »

Leyla a grandi bercée par la pop occidentale. Celle de Stevie Wonder, Earth Wind and Fire, Paul Simon, James Taylor. Mais aussi par la musique de Boukman Eksperyans… « Mes parents voulaient que je sache que je suis haïtienne. Ça a été une grosse pièce du puzzle. Et ils se sont assurés que ce soit une réelle part de mon identité. En y voyageant, en mangeant de la nourriture haïtienne. J’ai toujours été exposée à cette culture. Mes parents qui se parlaient en créole à la maison avaient aussi des amis haïtiens qu’on côtoyait à New York. Ça a toujours été là. »

Leyla McCalla: blues power

Cet enracinement, McCalla l’a ensuite approfondi à La Nouvelle-Orléans. Quand elle a découvert l’histoire de la ville. La population a doublé après le premier soulèvement des esclaves en Haïti. « Il y a eu beaucoup de migrants aux États-Unis. Notamment en Louisiane. Cette histoire m’a fascinée et m’était personnelle. C’est aussi pour ça que je suis restée dans cette ville et que je m’y suis installée. Les réminiscences de la culture haïtienne. » Si Leyla est aujourd’hui amoureuse de Crescent City, ça n’a pas été le coup de foudre immédiat pour autant… « La première fois, je me suis dit que toute cette ville n’était qu’un grand piège à touristes. Mais quand j’y suis retournée, j’ai joué pendant un mois tous les jours dans la rue avec des femmes que j’avais rencontrées à New York. Elles m’ont filé un vélo. Je suis restée chez elles. Et là, j’ai vraiment découvert New Orleans. À bicyclette. À passer de bar en salle de concert. Tu avais des groupes de jazz à chaque coin de rue. J’ai ressenti une espèce d’appel. »

Héritage

La jeune maman a commencé à donner de la voix sur le tard. En 2010 seulement. Avant, elle avait monté un collectif et demandait à d’autres de chanter ses chansons. « J’avais peur. Je me sentais exposée, vulnérable. Mais quand je m’y suis mise vraiment, ça a été une libération. C’était comme ouvrir mon âme. Je parvenais à me voir. C’est ce dont mon esprit avait besoin… » À New York, quand elle ne bossait pas dans des bars, Leyla donnait des cours de violoncelle, montait des concerts. Elle jouait aussi dans différents groupes. Notamment l’Amayo’s Fu-Arkist-Ra, projet afrobeat emmené par le chanteur d’Antibalas. « On n’a pas vraiment enregistré. Et je ne chantais pas du tout. Mais j’ai commencé à m’intéresser à la composition et à lire de vieux poèmes que j’ai trouvés super musicaux. J’ai composé de la musique pour les accompagner et des années plus tard ils sont devenus mon premier disque. »

À la base passionnée par la scène jazz de La Nouvelle-Orléans, McCalla y a rejoint les Carolina Chocolate Drops, s’est intéressée à ce qu’elle appelle la « old time music« . Des projets cajuns, créoles… « Il y a beaucoup de musique cajun sur mon nouvel album. J’adore tous ces trucs traditionnels sur lesquels tu peux tomber en ville. Beaucoup de jeunes en jouent d’ailleurs. C’est rare. Souvent ce sont des vieux qui défendent ce genre d’héritage. » Sur son dernier disque, The Capitalist Blues, Leyla McCalla chante. Elle joue du banjo et de la guitare, entourée par le vieux briscard Carl LeBlanc ou encore Corey Ledet, « un peu le Stevie Wonder de l’accordéon ». Elle a par contre fait des infidélités au violoncelle. « Je ne l’ai pas décidé consciemment, mais je voulais me secouer, me challenger, travailler avec une équipe. Une équipe qui m’aiderait à aller vers ma meilleure performance vocale, à explorer toute une palette de textures et de couleurs. Le côté politique, engagé, vient de moi. J’ai écrit les chansons et j’ai cherché comment raconter au mieux ces histoires. Mais on s’est aussi demandé après si elles devaient avoir une texture similaire ou si elles devaient être très diversifiées. Pour moi, l’approche la plus forte était de filer à chaque morceau son propre petit monde. »

Aleppo a l’ambiance dure, âpre, violente, électrique. Penha est une chanson de pèlerin pour la paix traduite du portugais. « La première fois que je l’ai entendue, c’est Caetano Veloso qui l’interprétait. C’est l’une de mes idoles. J’adore le tropicalisme. Le mélange de sons traditionnels avec un univers plus rock’n’roll et progressif. Il m’a toujours beaucoup inspirée. J’ai regardé les mots en portugais et je me suis dit que ce serait cool de les traduire en créole. C’est ce que j’ai fait, en créole et en anglais. Avoir une chanson pour la paix sur un album qui s’intitule The Capitalist Blues faisait plutôt sens non? »

Leyla McCalla, The Capitalist Blues. Distribué par Pias. ****

Le 22/03 à De Warande (Turnhout) et le 23/03 à l’Ancienne Belgique.

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Beethova Obas

Fils du peintre Charles Obas, qui rêvait de faire de lui un musicien mais fut assassiné en 1969 sur ordre de Papa Doc (François Duvalier), Beethova Obas ne pouvait qu’être un artiste contestataire. Engagées politiquement, s’attaquant régulièrement à la police et à l’armée, ses chansons racontent un pays mutilé. Lorsque les militaires renversent le prêtre-président Aristide, les radios qui le diffusent sont d’ailleurs mises sous pression. Il y a quelques semaines, il envoyait encore une lettre à son gouvernement pour exprimer l’inquiétude qui le ronge face à la descente aux enfers de son pays gangrené par l’injustice et l’impunité.

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Née en 1934 à Cap-Haïtien, Marie Clothilde « Toto » Bissainthe est partie très jeune poursuivre ses études à l’étranger et a passé la majeure partie de son existence en exil (elle a vécu 30 ans en France). Elle n’en a pas moins rendu hommage en chansons aux vies, aux difficultés et à la spiritualité du peuple haïtien. Tout particulièrement celles des classes ouvrière et paysanne. Compositrice, chanteuse mais aussi comédienne, Bissainthe a dit sa rage face à la dureté de la vie et appelé au « Rasenbléman » dans ce qui reste la première colonie à avoir conquis simultanément son indépendance et la fin de l’esclavagisme. Bissainthe est retournée à la fin des années 80 dans un pays qu’elle voulait aider à rebâtir mais les problèmes politiques et les querelles intestines ont eu raison de sa volonté… Elle est morte en 1994 d’un cancer du foie.

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