Bleu effroi

© isabelle arthuis/templon, paris-bruxelles

L’Heure sauvage confronte de récentes vanités de verre avec un pan oublié de l’oeuvre au Bic bleu de Jan Fabre. Le Flamand y côtoie le sublime.

Berlin, année 1988. Jan Fabre éprouve les pires difficultés à canaliser son énergie. Le plasticien a alors 30 ans, il a créé deux ans plus tôt Troubleyn, sa compagnie de théâtre à laquelle il a donné le nom de jeune fille de sa mère. Son séjour dans la ville allemande pas encore réunifiée se place sous le signe de la nervosité. L’hyperactif insomniaque qu’il est peine à dormir. Pour conjurer le fait que Morphée ne veut pas lui tendre les bras, Fabre passe ses nuits à dessiner au Bic bleu, de manière obsessionnelle, des grands formats (environ 2,20 m x 1,50 m) qu’il remplit avec acharnement. Sans doute est-ce pour lui une manière de se défaire de la tonalité menaçante pesant sur ses neurones. Un collectionneur qui suit son travail de près lui propose d’emblée d’acheter le lot des onze dessins aux reflets métalliques qui ne sont pas sans rappeler les carapaces de scarabées dont le sulfureux Anversois a fait un usage intensif. Marché conclu, Fabre vend l’ensemble. La suite est aussi classique que révélatrice des pratiques prédatrices du marché de l’art, à ceci près qu’elles débouchent cette fois sur un happy end. Comme cela se fait souvent, les oeuvres en question sont entreposées sans même être déballées, probablement dans l’un des ces ports francs qui constellent la planète, sorte de boîte noire démultiplicatrice de valeur dissimulant le beau au reste de la planète. Sauf que dans le cas présent, 30 ans plus tard, le studio de l’intéressé remet la main sur les pièces, les récupère (sans que les détails de l’opération soient connus) et décide de les faire circuler à nouveau par le biais de la galerie Templon. Pour le visiteur, le choc de la confrontation est puissant: sans doute jamais exposés à la lumière, les dessins possèdent leur éclat original, ce bleu intense et magnétique dont il est difficile de détourner le regard.

Catastrophisme

Si les oeuvres de papier données à voir séduisent à ce point, ce n’est pas seulement en raison de leur caractère percutant. Non, les cyclones et autres volutes météorologiques tracés par l’intéressé évoquent un catastrophisme, une collapsologie si l’on veut utiliser les mots de l’époque, toute contemporaine. Ce qui était probablement de l’ordre de l’intime glisse, trois décennies plus tard, du côté du destin planétaire. On ne peut s’empêcher de voir là ce qui nous attend mais également ce qui nous arrive déjà. Ces spirales et tourbillons qui s’enroulent sur eux-mêmes selon de multiples typologies nous envoûtent: ils sont à la fois craints et espérés. Leur force visuelle découle également du fait des intensités que le plasticien a savamment modulées. Celles-ci culminent en certains endroits où l’on dirait que la pointe du stylo Bic cherche à passer au travers du papier. Bien sûr, cette atmosphère d’apocalypse est parfaitement exploitée, en cela force est de rendre hommage au talent de metteur en scène de Fabre, à travers la confrontation avec de très expressives vanités figurant des crânes, compliqués de squelettes de petits animaux, posés sur des piédestaux. Cette scénographie sublime et macabre confirme la dérangeante évidence: s’il est peut-être un homme détestable, Jan Fabre est en tout cas un grand artiste.

L’Heure sauvage

Jan Fabre, galerie Daniel Templon 13A, rue Veydt, à 1060 Bruxelles. Jusqu’au 22/02.

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www.templon.com

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