DEPUIS LES ÉMEUTES DE L’ÉTÉ DERNIER À FERGUSON, LA QUESTION RACIALE AUX ETATS-UNIS EST REVENUE AU-DEVANT DE L’ACTUALITÉ. Y COMPRIS CHEZ LES ARTISTES QUI, DE LAURYN HILL À J. COLE, ONT LARGEMENT ALIMENTÉ LA DISCUSSION. PETIT TOUR DU DÉBAT.

Le sondage a été publié le 19 décembre dernier. Réalisée par Gallup, l’enquête révèle que le racisme est (re)devenu le problème le plus important pour quelque 13 % des Américains. Un chiffre qui n’avait plus été aussi haut depuis 1992. Il avait atteint alors les 15 %, « dopé » par l’acquittement des policiers impliqués dans le tabassage d’un automobiliste noir, Rodney King, et les émeutes qui avaient suivi. Quelque 20 ans plus tard, tout se passe comme si l’histoire bégayait…

Jusqu’à un certain point, la question paraissait pourtant réglée. L’Amérique avait fait un sort à ses vieux démons. La preuve: elle avait même élu, par deux fois, un Président métis. En quelques jours, les émeutes de Ferguson (Missouri) ont toutefois rouvert la plaie. Elle est à nouveau béante. La récente série d' »incidents » est effrayante: le 9 août, à Ferguson, Michael Brown, 18 ans, est abattu par un policier blanc; un mois plus tôt, à New York, Eric Gardner, 43 ans, père de six enfants, meurt, étouffé, lors de son interpellation; le 22 novembre, Tamir Rice, 12 ans, est abattu par la police dans un parc de Cleveland. Des trois noms cités, tous Noirs, il était le seul « armé »: d’un pistolet en plastique…

A Ferguson, en particulier, la mort de Michael Brown a été suivie d’une série de troubles, assez sérieux que pour faire appel à la Garde nationale. Au point aussi de devenir petit à petit un symbole. Un enjeu à la fois politique, médiatique, et même culturel. Une série de musiciens noirs sont en effet montés au créneau pour dénoncer les violences policières et le racisme toujours présent dans la société américaine.

Quatorze ans après son dernier album (!), le chanteur soul D’Angelo a par exemple précipité la sortie de son nouveau Black Messiah, suite aux événements de Ferguson. Fin août, la diva Lauryn Hill est elle aussi sortie de son silence discographique en publiant sur le Net une démo de Black Rage. Dans l’intimité de son salon (des enfants jouent dans la pièce voisine), Ms Hill y chante sa colère sur l’air de My Favorite Things, uniquement accompagnée d’une guitare et de percus minimalistes. Un peu plus tôt, J. Cole, l’une des plus belles promesses du rap US, avait lui aussi filé un inédit via soundcloud. Intitulé Be Free, le titre est dédié à la mémoire de Michael Brown et à celle « de chaque jeune Noir abattu en Amérique », précisant: « qu’il l’ait été par des mains blanches ou noires »… Les artistes n’ont pas hésité non plus à descendre dans la rue. A New York, par exemple, après le non-lieu prononcé à l’encontre de Darren Wilson, le policier qui a abattu Brown, on a pu voir le rappeur Q-Tip rejoindre les manifestants à Times Square.

Le même soir, Run The Jewels était en concert à St-Louis, à côté de Ferguson. Duo de rappeurs « mixte » (Killer Mike est Noir, El-P est Blanc), il avait sorti quelques semaines plus tôt un 2e album furieux (le morceau Early, entre autres, évoquant les violences policières). CNN avait même pris le temps de demander le point de vue de Killer Mike sur les premières émeutes d’août. Trois mois plus tard, en apprenant le verdict du grand jury, celui-ci n’a pas pu s’empêcher de commenter à nouveau l’actualité sur scène. Au bord des larmes, il expliquera notamment: « J’ai un fils de 20 ans, un autre de 12, et aujourd’hui j’ai peur pour eux. »

No comment

Tout le monde n’a toutefois pas été aussi volubile. A côté de la colère exprimée par de nombreux artistes, le silence d’autres personnalités s’est fait parfois assourdissant. Le couple princier formé par Beyoncé et Jay-Z, par exemple, est resté particulièrement réservé. Alors qu’un an à peine plus tôt, ils n’avaient pas hésité à rejoindre les manifestants après la mort de Trayvon Martin (jeune Noir de 17 ans abattu en 2012 par un membre d’un groupe de surveillance de quartier), ils se sont contentés cette fois-ci du « service minimum »: à peine un post sur instagram reprenant le message des parents de Michael Brown. Même apathie chez Kanye West, grande gueule pourtant habituée des coups d’éclat. On se rappelle notamment de sa sortie, lors d’une émission de soutien aux victimes de l’ouragan Katrina: « George Bush n’en a rien à foutre des Noirs », avait-il alors balancé en direct. Dix ans plus tard, le rappeur semble davantage préoccupé par sa nouvelle paternité et son égo artistique. Au point que certains n’hésitent plus à affirmer: « Kanye West n’en a rien à foutre des Noirs »… Injuste? C’est ce que pense Nicki Minaj. Dans une récente interview à Rolling Stone, la rappeuse a pris sa défense. « Regardez ce qui lui est arrivé quand il l’a ouvert! Certains lui ont même demandé de s’excuser devant Bush! » Le rappeur avait en effet subi alors un fameux retour de flamme. Au point d’être aujourd’hui échaudé?

Il est vrai que l’exercice reste extrêmement délicat. Comment donner du crédit à l’indignation, sans qu’elle ne passe pour opportuniste? Comment même éviter simplement d’être mal compris, quand la communication la plus répandue se limite désormais à 140 signes sur Twitter? Que faire par exemple quand on s’appelle Pharrell Williams, et que l’on a pondu le hit le plus universel et rassembleur de ces 30 dernières années (Happy)? Interrogé, Williams a évidemment déploré la mort de Michael Brown. Mais il s’est dit aussi irrité après avoir vu les images de vidéo surveillance du magasin, dans lequel l’ado venait de chouraver une boîte de cigarillos. Quand après cela, « vous n’écoutez pas un officier qui vous hurle de remonter sur le trottoir, vous cherchez les problèmes. » Avant d’ajouter: « Même si vous ne cherchez pas à être tué. » Ou comment ménager la chèvre et le chou.

Pour ces artistes « globaux », il devient compliqué de mettre leur « marque » en danger en s’avançant sur le terrain du commentaire social. Est-ce même utile? Interrogé par l’International Business Times, Neal Lester, professeur de littérature afro-américaine à l’Arizona State University, n’y croit pas trop: « Je ne pense pas que les gens seront poussés à bouger parce que Beyoncé a dit quelque chose. Ils sont davantage intéressés de savoir si elle va divorcer. En fin de compte, ce qui préoccupe les gens, c’est ce qui se passe sur TMZ, pas sur CNN »…

Triomphe amer

Ce n’est cependant pas le seul problème. Dans la même interview pour Rolling Stone, Nicki Minaj relevait ainsi: « Quand Public Enemy pondait un morceau comme Fight The Power, nous, en tant que culture, avions plus d’impact. Aujourd’hui, cela semble sans espoir. » La rappeuse n’a pas tort. Dans les années 90, le rap était encore un langage identifié à une communauté en particulier (lire la critique des récentes rééditions de Public Enemy pages 38-39). Certes, il avait déjà dépassé l’effet de mode et connu ses premiers succès massifs. Mais il restait une musique que les programmateurs radio pouvaient juger « segmentante ». C’est nettement moins le cas aujourd’hui. Le rap est devenu l’un des formats dominants de la culture pop. Ses stars remplissent des stades entiers. Ce triomphe des musiques « black » est cependant à double tranchant: il les a aussi amenées à se diluer. Elles appartiennent désormais à tout le monde.

C’est l’enjeu de l’une des dernières guéguerres en date entre Azealia Banks et Iggy Azalea. Entre les deux jeunes rappeuses -la première Noire issue de Harlem, la seconde blonde australienne-, cela n’a jamais été l’amour fou. Interrogée à la radio, Banks a ainsi expliqué ne plus supporter de voir le rap récupérer par des artistes blancs (comme Azalea, dont le premier album a directement grimpé jusqu’à la 3e place du Billboard américain). « J’ai l’impression que l’on m’a dérobé ce petit truc qui avait été créé pour moi, et qu’on appelle le hip hop », déclarait ainsi Banks en pleurs, avant de conclure: « The blackness is gone. » Sur Twitter, la réponse de l’Australienne n’a évidemment pas tardé, reprochant à Banks d’utiliser la question raciale pour camoufler son inconsistance. Le crêpage de chignons a fait assez de remous pour que quelqu’un comme Q-Tip s’en empare. Toujours sur Twitter, le rappeur vétéran a ainsi tenu à rappeler à Iggy Azeala que si le hip hop appartenait à tout le monde, il ne venait pas pour autant de nulle part. Que cette culture était née dans des circonstances, sociales, économiques, politiques précises (le quartier, essentiellement noir, du Bronx, à la fin des années 70). Et que même s’il avait toujours pris le parti de le faire en dansant, le hip hop avait toujours engagé une dimension politique.

Dans ce débat, une autre voix s’est également fait entendre. Celle de Macklemore. Depuis deux ans, le rappeur blanc cartonne avec son crossover pop (Thrift Shop,Can’t Hold Us), remportant dans la foulée deux Grammys. A l’époque, lui-même gêné de tant d’honneurs, il s’était excusé auprès de Kendrick Lamar, son principal « concurrent », de lui avoir « volé » le Grammy du meilleur album rap… Aujourd’hui, Macklemore persévère. Présent lors des manifestations post-Ferguson, le rappeur a notamment expliqué à la radio qu’il devenait « impératif » de rouvrir le débat sur le racisme aux Etats-Unis. « Pourquoi je peux jurer et recevoir un sticker d’avertissement parental sur mon CD, et quand même entendre encore des parents me dire: « Vous êtes le seul rappeur que mes enfants peuvent écouter »? Pourquoi je peux porter un sweat à capuche sans qu’on me prenne pour une racaille? Pourquoi je me retrouve invité sur le plateau de Good Morning America? » Poser la question, etc.

Le rap en est donc là. Coincé entre ses stars qui dominent les hit-parades, et ses revendications originelles plus politiques. Un peu à l’image de ce qui se passe au niveau politique d’ailleurs: que reste-t-il à contester quand le Bureau ovale est occupé par un Président aux origines partiellement africaines?

Pour autant, le rap n’a jamais complètement perdu sa capacité à produire du commentaire social. Avant les événements de l’été, un groupe comme The Roots, par exemple, a sorti l’un de ses albums les plus désenchantés (…and Then You Shoot Your Cousin). Même constat pour Common, rappeur quadra originaire de Chicago, la ville d’Obama. Son récent Nobody’s Smiling jette un regard souvent sombre sur la situation dans les quartiers noirs. « I’m from Chicago, nobody’s smiling/Niggas wyling on Stoney Island/Where the chief and the president come from »; « Les Négros font les dingues sur Stoney Island/Là d’où vient le chef et le Président » (Nobody’s Smiling).

A propos d’Obama, J. Cole est encore plus explicite dans son Be Free: « Sauf votre respect, en termes de changement, je n’ai rien vu. » Le jeune rappeur illustre bien à la fois la position délicate dans laquelle se trouve le hip hop aujourd’hui, mais également la manière d’en sortir: par le haut. Car ce n’est pas parce que le rap a perdu, en partie, son odeur de soufre, qu’il ne peut en effet plus rien raconter. Ce pari est à peu de choses près celui de la nouvelle génération incarnée par Kendrick Lamar. Nouveau centre de gravité d’un rap à la fois crédible et populaire, « K-Dot » n’a pas été la voix la plus virulente sur Twitter. A la place, il a sorti un single, I, moins léger qu’il n’y paraît. Sous ses airs presque pop, le morceau est une célébration de l’estime de soi. Une manière de dire que même si, contrairement à ce que dit Pharrell Williams, la question raciale et la condition des Noirs en Amérique sont encore problématiques, cela ne doit pas empêcher d’avoir confiance en ses propres ressources, de valoriser ce que l’on est. Car oui, comme le revendique le slogan des manifestants de Ferguson, « Black lives matter », la vie d’un Noir compte autant qu’une autre. « I love myself! », insiste ainsi Lamar, non pas comme un ego trip nombriliste, mais plutôt comme une version réactualisée du I’m black & I’m proud de James Brown.

Plus loin, il explique encore: « It’s a jungle inside », clin d’oeil appuyé au classique The Message. C’était en 1982. Signé Grandmaster Flash and The Furious Five, le morceau fut le premier rap « politique » de l’histoire, avec vue sur le ghetto. « It’s like a jungle sometimes », expliquait alors Melle Mel. Plus de 30 ans après, le décor a certes changé. Pas forcément les mentalités.

TEXTE Laurent Hoebrechts

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