Thamel, le bilan de synthés de Jérôme Mardaga

Jérôme Mardaga affairé sur ses machines: le fil rouge sur le bouton rouge, le fil bleu sur le bouton bleu... © CHRISTOPHE DEHOUSSE
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Sous le nom de Thamel, Jérôme Mardaga continue ses explorations ambient. Avec son nouvel album .612, il laisse l’initiative aux machines mais garde la main sur des paysages musicaux à haute teneur émotionnelle.

Le décor est trompeur. Sur un ciel bleu pétant se détachent de minces troncs décharnés, éparpillés entre de hautes herbes jaunies par le soleil. On se croirait presque perdu au milieu d’une steppe mongole, façon Rendez-vous en terre inconnue. En vrai, l’endroit se trouve à une petite heure de Liège, au lieu-dit le Noir Flohay, en plein milieu des Fagnes. Casque sur les oreilles, Jérôme Mardaga y a emmené son synthé modulaire, déposé simplement sur une souche. Agenouillé, il tourne des boutons, bouge des curseurs, tandis que les nappes électroniques ambient se font toujours plus amples et stridentes.

La vidéo hantée de Slow Empire est visible sur YouTube. Le nombre de vues y dépasse à peine les 600. Mais à en croire les commentaires, elles viennent des quatre coins du monde: Angleterre surtout, mais aussi Nouvelle-Zélande, États-Unis, etc. Une musique de niche peut-être -ou, pour reprendre le lexique du moment, une bulle-, mais alors une bulle internationale. Jérôme Mardaga s’y sent particulièrement bien, à mille lieues du format pop-rock qui l’a fait connaître, sous le nom de Jeronimo. Depuis un ultime Zinzin (en 2013), le blaze apache a été raccroché, laissant toute la place à d’autres envies musicales. Sous le nom de Thamel, celles-ci ont carrément pris les contours d’expéditions ambient.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

En fait, depuis ses premiers émois synthétiques, avec Vangelis ou Jean-Michel Jarre, le musicien liégeois a toujours tourné autour des bidouillages électroniques. « Même avec la guitare j’ai toujours aimé les effets. Au début, sans delay ou reverb par exemple, je m’ennuyais. Je préférais à la limite faire sonner une seule corde et tourner les boutons… Après tout, un groupe comme Cocteau Twins sans les effets, ce n’est plus la même chose. » Les nappes électroniques ont donc facilement remplacé les riffs de guitare. Dans Thamel, ce sont les synthés qui mènent la danse. Plus précisément les synthés modulaires. C’est-à-dire pas un instrument tout fait préprogrammé, mais un assemblage de différents modules indépendants, « comme un train électrique en fait« . C’est un peu un « synthé qu’on construit soi-même, en assemblant différents oscillateurs, filtres, effets, etc.« , reliés, ou plutôt « patchés » entre eux, par d’innombrables fils.

Le chant des machines

Avec Thamel, Jérôme Mardaga n’explore pas seulement un nouveau monde musical, où les héros ne se nomment plus Gibson ou Fender, mais Buchla et Moog. Il tombe également sur un tout nouveau milieu. Une communauté d’acharnés qui s’échangent infos et bons tuyaux sur le Net, scrutant les vidéos YouTube en faisant des arrêts sur image pour noter les raccordements. « C’est un milieu très sain et bienveillant. Tout le monde échange avec tout le monde, c’est très « open source ». Et ça, ça fait énormément de bien. Dans la musique pop, par exemple, il y a une vraie compétitivité. Et c’est normal, c’est comme ça, ça fait partie du genre. Dans le monde du modulaire, on est très loin de ça, notamment parce qu’il y a peu ou pas de débouché. »

Thamel, le bilan de synthés de Jérôme Mardaga

Il y a quelques semaines, Thamel sortait . 612, nouvelle échappée sonore en cinémascope (après Duna en 2017 et Prairie blanche en 2019). Les paysages sont vastes, la matière flottante, bourdonnante aussi parfois. Rien qui ne corresponde en tout cas à l’image d’une musique clinique faite par des geeks enfermés en studio. « L’important est de composer une architecture et de lancer les machines. Mais une fois que c’est enclenché, vous n’êtes plus sûr de rien. Avec un synthé modulaire, tourner un bouton peut provoquer plusieurs réactions différentes. C’est très spontané et aléatoire en fait! Et à moins de prendre note très scrupuleusement, vous ne pourrez jamais reproduire à l’identique ce que vous avez produit. C’est très libérateur! » Déstabilisant aussi? Le musicien ne contrôle en effet plus tout à fait son instrument. Il dialogue avec lui. « Si je comprends 50% de mon système, c’est déjà pas mal. Évidemment, on peut vite glisser dans la musique « générative », qui se fait toute seule, ce qui est discutable. Mais personnellement, ça me fascine: vous établissez des règles et la machine fait, à peu de choses près, le reste. Pas besoin de se casser les doigts pendant 20 ans sur les cordes d’un violon pour créer » (rires). Jérôme Mardaga a encore eu le cas quelques jours auparavant, en oubliant d’éteindre ses machines avant d’aller se coucher. « Elles ont tourné toute la nuit. Le lendemain matin, ce que j’avais programmé était devenu tout à fait autre chose, quelque chose de formidable, auquel je n’aurais jamais pensé. En paramétrant encore un peu, j’avais un nouveau morceau, il était là, tout cuit. »

En misant sur l’autonomie des machines, le musicien a retrouvé créativité et enthousiasme. Mais s’il leur laisse l’initiative, il garde toujours la main. Inspiré notamment par la « mélancolie glaciaire » de La Nuit des temps de Barjavel, le récit de . 612 est d’abord le sien, témoignage des questionnements intimes, où se mêlent solitude, lassitude et inquiétudes. D’où une musique qui gronde et bouillonne, où les machines font écho au monde « extérieur », le laissant même rentrer via des petits fragments semés en coulisses. « Dans chaque morceau, il y a des « field recordings » que j’ai enregistrés en Italie, à Vérone et au lac de Garde: des bruits de pas, de bateau, de chien… C’est une habitude que j’ai prise. J’ai toujours un enregistreur avec moi, avec lequel j’aime capter des ambiances. Dans le disque, j’ai placé ces sons à l’arrière-plan. Ils sont presque imperceptibles, mais ça donne un côté un peu lo-fi, cramé, que j’aime bien. Tout le long, il y a donc ce truc qui bouge, qu’on ne sait pas trop identifier. » Humain malgré tout…

Thamel, .612, disponible sur Bandcamp. ***(*)

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content